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24 septembre 2019 2 24 /09 /septembre /2019 15:36

LA PRIMAUTE DE L.C.I.

 

            Il n'y a pas si longtemps - deux ans tout au plus, moins de trois en tout cas -  LCI appelait au secours, menacée qu'était cette chaîne aux ambitions de CNN française par les projets gouvernementaux de suspension. Comment ont-ils pu tous se débrouiller pour non seulement ne pas sombrer mais même reprendre de l'autorité et du poil de la bête au point de s''imposer en tête de liste? Sans doute la disparition du quinquennat Hollande a-t-elle joué en leur faveur : je ne suis pas dans les secrets de ces actants du monde de l'information, mais je devine bien que si Hollande les avait dans le collimateur, c'est faute de leur trouver une coloration à gauche qui eût pu le soutenir. Toujours est-il que la chaîne a essaimé selon un processus mécanique des plus simples. Chaque journaliste qui apparaissait à son tour dans le programme de la journée scrupuleusement divisé en demi-heures de présence a accouché d'une autonomie qui, étendant son temps de fonctionnement, le place à la tête d'une émission effervescente. La Matinale, le Débat, le Duel, le Décryptage, le Grand Dossier se sont organisés en petites chapelles ayant chacune sa couleur, avec quatre ou cinq commentateurs agréés toujours présents (toujours les mêmes à l'intérieur de chaque cocon), complétées par des formules saillantes (pas forcément meilleures, loin de là) dotées d'un nom claironné : le Club Le Chatelier, Audrey et Compagnie, 24Heures Pujadas, le Perriscope. Au changement de grille, les figurants jouent les chaises musicales, sans qu'on sache s'il s'agit d'une récompense ou d'une punition : ainsi l'Heure Bachelot (où pontifiait la grotesque ex-ministre de la santé de Sarko) vient d'être supprimée mais ladite Roseline siège maintenant au Grand Dossier. Apparente variété de tonalités, donc : en vérité, Figaro-ci, Valeurs actuelles -là... De temps à autre, selon les meneurs de chapelles, un invité  rose tâche de s'exprimer, avec beaucoup de mal en face de trois adversaires convaincus. Quant à la couleur rouge (si si, je vous assure, l'Huma est conviée parfois) ou à La France Insoumise (dont un ténor ou une soprane sont chargés de la volubilité folklorique), leurs dires sont accueillis avec  un scepticisme jovialement mis au point. Le titre de LCI meilleure chaîne de TV a d'ailleurs été décerné par CNews, qui fait partie de la grande famille...

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23 septembre 2019 1 23 /09 /septembre /2019 12:09

SOMBRES PERSPECTIVES

 

          Le cours de l'Indre, desséché comme il ne l'avait jamais connu, a même vu s'effondrer son sous bassement de terre. Ce qu'on nous montre à la télévision, de larges et impressionnants déserts d'argile craquelée ayant pris la place de rivières  imposantes, et où l'on peut cheminer sans même le risque de mouiller ses semelles, semble sorti d'une vision de cauchemar. Le nombre des départements sinistrés  n'ayant pratiquement pas reçu une averse depuis juin est consternant. La plupart des petits cours d'eau, tel l'Arroux par exemple, sont devenus des chemins de terre - où les poissons ont-ils bien pu se réfugier? Certains barrages, dont la retenue assure la fourniture en eau de tout un  district, menacent de se mettre à l'arrêt faute d'alimentation par les eaux de montagne. Je comprends que les jeunes générations s'affolent et manifestent contre l'incurie des anciens qui n'ont rien fait et ne savent toujours pas quoi faire - à part quelques mesurettes ou quelque vague plan sans portée qui  ne peuvent en rien garantir l'avenir : il faudrait prendre le taureau par les cornes et écarter les lobbies au fonctionnement si insidieux, si pervers qu'on ne saurait les détruire sans précipiter les catastrophes. Pour l'hiver tout proche, on peut craindre un rationnement des denrées alimentaires : toutes les récoltes sont estimées en chiffres négatifs, les pommes de terre plantées au printemps restent comme des billes dans la terre sans eau, le maïs est mort, les herbages roussis jusqu'à la racine, les réserves de foin pour la mauvaise saison gravement entamées pour déjà nourrir les bêtes au cours d'un été désastreux sauf pour les baigneurs - quel sera le prix du fromage dans les mois à venir? Je me demande comment tous ceux qui manifestent parce que l'angoisse les étreint devant la cherté de la vie vont affronter l'inévitable renforcement de leur misère. Quant à l'avenir sinistre qu'est pour nous le droit dans le mur, je me sens très gâtée d'en arriver bientôt au bout du rouleau, ce qui me préservera sans doute du pire programmé pour l'univers.

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21 septembre 2019 6 21 /09 /septembre /2019 15:41

 

 

UNE FAUSSE MAITRISE DES INSTRUMENTS

         

 

 

          J'ai passionnément aimé conduire, et je conduisais vite et bien, de l'avis du plus sévère et du plus compétent des critiques, celui qui a passé sa vie à mes côtés. Pour autant je ne savais absolument rien de ce qui fonctionnait sous le capot, et cela ne m'a jamais gênée. J'avais donc pensé qu'avec mon ordi je serais confrontée à un fonctionnement de même farine, et ce fut une grosse erreur, je dirais même une erreur grossière. Le bon entraînement de mes doigts et de mes neurones n'a jamais vraiment su dominer la fausse docilité du clavier et ses redoutables susceptibilités, et je suis la première à déplorer (oui, cela m'humilie, je n'ai pas de fausse honte à reconnaître cette infirmité) qu'à chaque instant une bourde ou une autre due à l'étourderie, au manque de sang-froid, à une  mauvaise vision, à la raideur ou à la lourdeur dans les articulations digitales, ne gâche fâcheusement la qualité de mes résultats informatiques. Je reste avide de progrès, attentive à mémoriser toute espèce de petit truc qui pourrait améliorer mes performances. Ainsi je viens d'apprendre - trop tard pour hier  - que quand  j'effectue le vendredi les livraisons de Laure à l'Œuvre en prédécoupages pour votre lecture du week-end, il suffit que je n'incluse pas dans mon opération Surbrillance le petit (à suivre) qui délimite bravement les territoires à imprimer pour que se déversent irrépressiblement, non seulement les trois pages programmées, ce qui est l'effet recherché, mais encore deux, voire trois rations hebdomadaires, ce qui contrarie dommageablement  le déroulement de l'opération du roman en feuilleton. C'est incroyable comme peu de chose peut dégénérer en panique consternée : du moins saurai-je dorénavant maîtriser la distribution des provendes littéraires - si ça rate, alors je vous donnerai le droit de me signifier qu'il est temps, grand temps, que je rejoigne mes ancêtres.

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20 septembre 2019 5 20 /09 /septembre /2019 09:20

LAURE A L' ŒUVRE, chapitre I, pages 70 à 73

 

(vendredi 6 septembre)

 

CHAPITRE I

 

 

 

          Etait-ce trop tard pour se lancer dans une aventure écrite où s’épancher sans en rien laisser paraître qui serait, comme elle l’avait été naguère si souvent, une nécessité, une torture, un bonheur, un martyre bienheureux ? Trop tard sans doute, et les forces en perte de vitesse aussi (mais l’un allait avec l’autre). Trop tard, oui – et peut-être aussi oubli nostalgique des grands élans associés au printemps qui vous projetaient dans l’écriture avec violence, en tout cas vous faisaient vous réincarner pour recevoir ces courants créateurs comme un prête-nom, comme un double, comme un truchement inspiré et parcouru des mêmes fièvres. L’époque en était révolue, pas d’incertitude là-dessus. Restait ce problème lancinant des forces demeurées, latentes sans doute mais de quelle vigueur ? Comment savoir si elles allaient tenir jusqu’au bout – car il faudrait bien tenir à bout de bras cette reconstruction en habit d’Arlequin une fois assemblés les premiers restes de tissu qui paraîtraient encourager l’entreprise… Comment imaginer une forme, une allure – une chose qui serait ce qu’elle pourrait être, et à laquelle il valait probablement mieux renoncer tout de suite, avant de se lancer dans le vide ?

          Elle pourrait parler à Vuk sans notes, bien sûr, en puisant dans son expérience qui l’emplissait jusqu’aux lèvres de matière nourricière. Elle pouvait se mettre à parler en presse-bouton, disait Rémi, qui s’amusait sans cesser de s’en étonner de cette facilité à se mettre à disserter sur le moindre sujet, calmement mais pleinement, comme disposant d’une réserve qu’il n’avait jamais vue s’amenuiser ou se tarir. Elle pensait toujours  à Marivaux dans La Surprise,  à ce portrait de la femme partant « sur un mot qu’on dit, sur un mot qu’on ne dit pas » car elle trouvait volontiers qu’il la dépeignait. Non, elle n’avait pas besoin d’éléments concrets pour la déclencher (elle percevait toujours ce point de déclenchement avec un petit frisson de plaisir, c’était une mécanique qui se mettait en route, oh elle n’avait jamais perçu cette mise en branle sans excitation) – pas besoin, non, mais pourtant ce serait intéressant pour Vuk de pouvoir tabler sur des éléments visibles, sur d’éventuels points de départ au mouvement desquels il pourrait s’associer. Elle appréciait de plus en plus ce garçon intelligent et cultivé, doué, sensible aux nuances, facile à vivre  - du moins s’arrangeaient-ils sans problème tous les deux du traintrain de la maison et de son atmosphère intellectuelle, ce qui au démarrage n’était pas forcément gagné, vu leurs deux individualités monolithiques.

          C’était lui cependant qui, avec une convaincante gravité, l’avait persuadée de reprendre le collier, ce qu’elle n’avait plus osé envisager, par lassitude peut-être encore plus que par modestie. Elle avait déjà tant et tant dit. Tant écrit. Tant raconté. Tant démontré. Tant exprimé. Tout ce qui en elle avait été bouillonnement, effervescence, était sorti d’elle pour prendre vie, et s’était  trouvé des échos si aisés dans la réceptivité des autres, à des niveaux si différents, même qu’elle en avait été émue lorsqu’elle en avait pris conscience, juste après ses premières publications, lorsqu’elle avait reçu ces lettres de lecteurs et de lectrices qu’elle avait toujours gardées parce qu’au début c’était l’émerveillement, la plénitude de la grâce, l’ivresse d’avoir su établir le contact avec le monde, avec l’humanité. Elle avait constitué un dossier, scellé celui-là, caché – elle avait bien droit au secret, même s’il y avait bien longtemps qu’elle ne relisait plus ces phrases émues et enthousiastes dont un temps elle s’était emplie. Ce dossier-là, on le trouverait après elle quand on ferait place nette. Elle ne laisserait aucune instruction à cet égard, elle ne le détruirait pas non plus elle-même. On en ferait ce qu’on voudrait – on, ce serait Vuk peut-être (elle aimerait qu’il fût cet exécuteur) ou n’importe qui s’il chargeait quelqu’un de faire de l’ordre dans tout ce fatras. Si on le consultait, on s’étonnerait sans doute de ces élans d’amour et de reconnaissance qu’on lui avait offerts après l’avoir lue, on en concevrait peut-être un respect supplémentaire. Ou bien on le brûlerait (si on avait décidé de le détruire ce ne serait tout de même pas la poubelle, on le brûlerait, la flamme s’imposerait). Elle s’en détachait comme si de toute façon l’ardent parfum de ces missives, brèves ou développées, cultivées ou naïvement gauches, avait trouvé en elle, depuis longtemps, un havre définitif.

          Oui, elle en avait extrait la substantifique moelle, elle emporterait le souvenir confus et revigorant de cette correspondance à sens unique blotti contre son cœur jusqu’à sa dernière heure de conscience claire, mais là il n’y avait plus rien à en tirer. Sauf si bien entendu un fan sorti de derrière les fagots se mettait en devoir d’éditer ces épîtres dépareillées qui s’étaient étirées tout au long de sa carrière, puisqu’il lui arrivait encore – conservés à part à présent – des commentaires passionnés et longuement diserts de lectrices qui avaient manqué le train et ne découvraient Les Mains nues ou Les Mains libres que maintenant (vingt, vingt-cinq, trente ans plus tard, avec le même engouement un peu incrédule, mais émerveillé devant une immersion aussi salutaire dans l’univers romanesque qu’elle avait créé). Entreprise illusoire à laquelle pour sa part elle n’accorderait pas un instant d’intérêt  - mais les sujets de recherche se raréfiaient comme peau de chagrin, qui sait si quelque pâle jeune fille attentive, comme l’écrivait Chevillard des thésardes à venir qui gloseraient fiévreusement sur ses écrits, ne  se lancerait pas dans l’examen des rapports entre l’écrivain et son public ?

          Elle avait préparé, en attendant qu’il vînt s’installer près d’elle, le dossier aux merveilles cachées dont ils riraient sans doute – la matinée était encore un peu fraîche, mais ils travaillaient sous le grand parasol rectangulaire qui leur assurait au moins encore deux heures d’ombre claire. Elle avait pris conscience, brusquement, qu’elle caressait le dossier de ses deux mains à plat, en accompagnement involontaire de sa rêverie en direction des lecteurs qu’elle avait tant aimés. Involontaire mais signifiant… Elle s’en sentit presque justifiée, encouragée à s’y mettre. Il y aurait sans doute là-dedans des bribes d’idées à développer pour des cours – saurait-elle retrouver de quels cours il s’agissait, s’ils avaient été terminés en incluant l’idée récoltée d’autre part, ou aurait-elle perdu totalement le fil, ne reconnaissant pas ses marques, incapable de savoir même à quel niveau ils s’adressaient, Licence, Capes, Agrég, Maîtrise… ? C’était si loin déjà, si estompé dans une brume heureuse toutefois, un peu dorée, chaude, amicale. Elle allait certainement retrouver des squelettes d’idées qu’il aurait fallu développer autrefois  - leur trouverait-elle encore un peu de saveur, de goût autre qu’une condescendance attendrie ? Les verrait-elle de haut, après avoir connu tant d’autres ivresses d’écriture ?

          Mais oui, elle avait déjà connu des ivresses d’écriture sous sa première casquette, celle de la vocation irrépressible qui avait couvert des décennies. Les cours à mettre debout, à structurer, à rendre attachants pour tous – elle était toujours bouleversée lorsqu’elle retrouvait un étudiant qui lui disait, des années plus tard, qu’il n’avait jamais oublié son cours sur Poe, Baudelaire et Whitman, ou sur le thème de Don Juan en Europe, de ces premiers éléments disparates à regrouper et réorganiser (d’abord l’invitation à dîner d’un crâne, ou d’un mort, ou d’un squelette, et d’un, puis un héros corrompu à châtier, et de deux, une statue animée, et de trois) jusqu’à Max Frisch et cet hermétique amour de la géométrie… Il y avait sans doute une suite qu’elle n’avait pas enseignée alors et pour cause, à travers le roman, l’essai ou la scène, mais elle avait décroché faute de pouvoir vivre plusieurs vies en même temps. Et bien entendu ces cours avaient été conçus et rédigés dans une véritable ivresse  où l’écriture, déjà, se singularisait, s’affinait, se chargeait de nuances. Elle se rappelait les nuits où elle peaufinait ces cours au point de rester à rêvasser encore sur ce qu’elle venait d’écrire, quelques minutes, au lieu d’aller au lit pour rattraper ce temps de sommeil si heureusement perdu.

          La thèse aussi, quand elle s’était mise aux lettres après des recherches interminables et enfiévrées, avait été cause d’ivresse presque à chaque chapitre. Le peaufinage des cours avait été utile, tel un tremplin la projetant au niveau supérieur. Elle avait perçu ce changement de niveau, avec les exigences de précision du style académique mais avec ses exigences propres d’éléments chaleureux à insuffler, de manière que l’écriture de ce devoir universitaire fût comme l’envol vers la liberté. On le lui avait fait sentir à la soutenance, dans des grincements qui constataient que le style était trop parfait, trop conscient de sa présence jusqu’au cœur des démonstrations – tout de même, si on ne montrait pas ce dont on était capable au niveau de la rédaction d’une thèse (et même de deux thèses : elle avait encore été soumise au régime ancien, dix ans de recherche et une petite thèse complémentaire en plus de la thèse principale, elle avait été une des dernières à illustrer cet exploit, maintenant les normes avaient singulièrement rétréci) – oui, si on n’avait pas le droit de montrer un beau style personnel dans la rédaction de ce pensum académique, où donc alors pourrait-on le montrer ? Elle aurait bien pu répondre dès ce jugement d’obscurantisme qu’elle avait fait sa thèse avec amour, par amour, comme un roman – mais elle ne savait pas que le roman arriverait peu après, précisément appelé à naître par cet obscurantisme révoltant.

         

                                                                                 (à suivre)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LAURE A L'ŒUVRE, chapitre I, pages 74 à 76

 

                                             (vendredi 13 septembre)

 

Chapitre I

         

          Presque symboliquement, par réaction contre le climat universitaire qui si souvent s’était illustré par la mesquinerie, la jalousie, le fiel, les combines dont elle avait toujours été exclue (même si, pour avoir une subvention précise, on avait platement fait appel à son sens civique et professionnel pour mettre en avant, sur les demandes des autres, ses titres et ses publications détaillées afin d’impressionner et de faire le poids) oui, c’est par réaction contre ce climat délétère que sans même s’en rendre bien compte elle s’était détachée du milieu, se tournant d’instinct vers la liberté d’expression dont la mise aux mots de la thèse lui avait donné le goût. Du style, oui, elle avait du style. Pour enseigner. Pour analyser et commenter. Pour écrire… Il y avait eu si peu à franchir pour acquérir un style, son style d’écrivain, que la distance avait été parcourue sans qu’elle en eût vraiment conscience. Elle constatait (elle l’avait même formulé dans son discours de réception du Prix Bourgogne) que son style s’était formé dans le silence, comme des pois dans une cosse : quand la maturité est là, la cosse s’ouvre toute seule.

          Un beau jour elle en avait eu assez, la grosse thèse publiée, de consacrer ses forces de recherche à des parutions d’articles en série, même s’il était flatteur que tout article signé d’elle proposé à une grande revue de diffusion internationale fût accepté d’emblée. Ces articles ne pouvaient s’adresser qu’à des universitaires de même spécialité, et alors là, précisément, les chers collègues vous critiquaient de la manière la plus discourtoise et la plus mesquine, quand ils ne feignaient pas de vous ignorer totalement. Et déjà alors les étudiants, même de niveau supérieur, avaient pris l’habitude de délaisser le piochage individuel dans les revues ou les ouvrages où ils auraient à faire un gros travail personnel, pour se tourner vers des manuels ou, très vite, vers Internet, qu’ils utilisaient de manière dérisoire mais prioritaire… La recherche tournait en rond, les articles pouvaient se succéder sans toucher grand monde en dehors de leurs auteurs, à quoi bon si personne ne les lisait pour en tirer profit ? Le bilan, un beau jour, l’avait frappée par sa nullité.

          Elle n’avait pas oublié cette impression brutale, dévastatrice, de patauger dans le vide en contemplant toute sa production académique. De la barbe à papa, ni plus ni moins, du « sugar candy », une mousse impalpable, prête à s’évanouir au premier contact avec la langue ou le doigt sans laisser la moindre trace. L’inexistence, le baratin sans portée. Eh bien elle avait encore d’autres choses à dire avant de rejoindre les ancêtres, elle ne se tairait pas sur ce constat débilitant. Elle avait déjà déposé avec tendresse, au fond de ses tiroirs secrets, trop de choses terminées dans la plénitude, des poèmes, des contes – oh ces contes poétiques qu’un éditeur sollicité avait trouvés « trop poétiques pour des enfants » - du théâtre, des nouvelles… Pour la pure et simple satisfaction de la chose accomplie, terminée, lumineuse. Non pas comme d’attendrissants premiers pas d’enfants se lançant tout brinquebalants à la conquête du mouvement – château  branlant, démarche de canard, éclats de rire concentration cris de joie – mais bien comme des pas de danse, aériens, sûrs d’eux, et qui, s’ils ne s’étaient encore pas produits en public, se savaient au point, dignes de sortir de l’ombre.

          C’était un premier déclic que cette prise de conscience, ce regard mélancolique et désabusé jeté sur toute une œuvre. Utiles bien sûr, l’une et l’autre. Mais elle ne s’était pas pour autant précipitée dans l’écriture de ses mémoires d’enfance, comme tout bon PEGC à la retraite soudain dévoré par la démangeaison de la plume et enfin libre de son temps. La chose s’était déclenchée un peu plus tard – encore, d’ailleurs, à cause d’un refus qui lui était apparu comme un rejet emblématique. Le groupe de recherche auquel elle travaillait dans la cordialité, en évitant les contacts avec les atomes non crochus, allait faire paraître  quelques articles dans un embryon modeste de publication non soutenu par des fonds universitaires, et elle avait mis au net une esquisse de la présence de la pastorale dans le roman européen entre 1750 et 1820 – une idée originale dont elle avait éprouvé l’intérêt et la consistance au cours de plusieurs décennies et qui devait être parfaitement à sa place dans ce panorama collectif. Mais c’était sans compter  avec un doyen soudain frétillant devant la perspective d’une publication pour son dernier papier complètement hors sujet : ledit papier avait pris la place de la pastorale dans les projets de constitution du numéro. Pas question d’humiliation devant cette décision inepte : seulement une illustration définitive des procédés universitaires. Un lien tranché avec le milieu, une démonstration claire et nette qu’elle n’était plus « one of them ». Dans la semaine elle avait annoncé son retrait du groupe de chercheurs (son meilleur souvenir de l’aventure serait qu’elle y avait découvert la splendeur de la vodka à l’herbe de bison après les séances de travail), elle s’était procuré un bloc Rhodia N°16 à petits carreaux, tout le contraire des grandes feuilles vierges sur lesquelles elle écrivait ses textes professionnels… et ç’avait été là de l’instinct pur et simple, il n’y avait rien eu de raisonné dans son achat à la papeterie, tout juste un geste vers ce format insolite pour elle – et qui allait devenir la norme pour toute la production à naître.

          La rupture avec la recherche, le mépris du climat académique, le dos tourné à ce qui avait été pour elle une avenue d’ascension et de découvertes personnelles et qu’elle quittait en secouant sur elle la poussière de ses sandales, comme dans la Bible… Une nuit, dans un état second, elle s’était jetée sur le bloc Rhodia à petits carreaux encore  non feuilleté, elle avait écrit les vingt-cinq premières pages des Nœuds d’Argile, elle ne savait pas que son premier roman s’appellerait ainsi, elle ne savait même pas ce qu’elle avait écrit. A la relecture émerveillée du lendemain elle avait découvert qu’elle avait jeté sur le papier le début de l’histoire de ses ancêtres, que c’était un roman, que ce serait un gros roman dont elle voyait alors s’agencer la suite – et ce jour-là, étreinte d’une émotion inconnue, elle avait constaté que cette ŒUVRE-là, si un jour elle devenait une œuvre, si elle Laure était capable de la tenir à bout de bras jusqu’au bout – des mois sans doute, peut-être des années (en réalité cela avait fait vingt-deux mois de concentration sans relâche, elle ne le savait pas alors, mais elle devinait bien que ce serait une tâche de longue haleine) – oui, si, si, si… Alors elle se battrait à la vie à la mort pour trouver un éditeur. L’éditeur, ce ne serait qu’un intermédiaire – indispensable, certes, mais le but, l’essentiel, la signification même de l’affaire ce serait le contact avec des lecteurs, auxquels elle pourrait offrir un objet sorti de ses tripes et de ses mains pour qu’ils puissent l’aimer et le comprendre.

          Jamais elle n’écartait le flottement bienheureux de sa rêverie lorsqu’il se trouvait à accrocher une phase ou une autre de cette rédaction miraculeuse : avant d’être offert aux autres, le roman avait été à elle, à elle seule, et c’était salutaire même après tant d’années de pouvoir retrouver l’émotion d’un souvenir dont tous les aspects les plus intimes lui revenaient à l’esprit et au cœur. Elle n’avait pas auparavant éprouvé cette violence : chaque poème, chaque nouvelle, chaque conte, chaque écrit pour la scène l’avait comblée jusqu’alors, le simple geste de glisser le texte achevé, tout plein d’elle, dans ses tiroirs secrets l’emplissait d’une joie subtile, pas question de partager. Avec ce premier roman c’était tout autre chose. Dès ses premiers balbutiements – ces quelque vingt-cinq pages écrites dans une sorte de transe – il criait qu’il avait besoin de gagner le large, elle l’avait entendu, elle assurerait son lancement, il se débrouillerait ensuite tout seul en haute mer.

Retrouverait-elle une nouvelle fois cette pulsion irrésistible qui sourdait du fond – des bas-fonds peut-être, qu’en savait-on ? – de ce qui se tramait en grouillant dans l’ombre et qui en aveugle cherchait une issue ? Soudain un déclic se produisait, sans bruit, sans plus se faire apercevoir que le déclenchement d’une plaque de neige sur un toit au moment de la fissure. Une seconde d’éternité comme au sommet de la jouissance amoureuse, c’était déjà dépassé mais le processus s’était mis en route, les mots venaient s’enchaînaient s’organisaient presque sans elle, ce qui depuis les limbes criait vers sa sortie se frayait un chemin en direction de l’existence, mêlant le ressenti et l’écouté, l’émotion et l’image, en une forme palpable qui prenait consistance en se déroulant. Il avait suffi de si peu pour que tout se mît en branle… et c’était irrépressible, il fallait transcrire il fallait suivre, ‘s muss ‘raus disait Goethe ; il fait que ça sorte, ça sortait, ça continuait à sortir sur sa lancée, impossible de l’arrêter, pas question de se mettre en travers du flot, si l’on vous interrompait de l’extérieur oh vous pourriez mordre, avant de vous affaisser non pas comme vidée mais bien comme blessée à mort, interrompue dans une mise au monde.

                                                                            (à suivre)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LAURE A L 'ŒUVRE, chapitre I, pages 77 à 80

 

(vendredi 20 septembre)

 

CHAPITRE I

 

          Il fallait si peu de chose pour que le phénomène se produisît, c’était comme quand on approche une allumette du tas de feuilles et de brindilles sèches qui s’est amassé sous les coups du vent, c’était vous qui tendiez l’allumette mais c’était son étincelle qui faisait naître la flamme, vous n’étiez pas pour grand-chose dans l’affaire. Si peu de chose, oui : « un mot qu’on dit, un mot qu’on ne dit pas » - du Marivaux encore et toujours, elle le citait comme on cite un dicton de la campagne en regardant l’état du ciel, cela coulait de source, c’est qu’on n’a pas vécu un roman d’amour de plus de trente ans sans en être marqué à jamais, elle l’avait vécu avec Marivaux. Rémi le savait bien, il en était complice, cela l’amusait de voir ce rival qui vivait avec eux dans leur couple, et c’était une bénédiction qu’il prît la chose de la sorte, il aurait pu en être jaloux de façon fracassante, mais Rémi était un être d’élite. Il savait aussi qu’il était tissé dans ce qu’elle écrivait, inutile de le proclamer il le savait. Il n’avait jamais demandé de parader sur les podiums ou de prendre la parole pour faire du bruit dans les vins d’honneur, au moment de lever son verre de Kir ou sa flûte de Kriter, mais il était là.

          En fin de compte, après avoir parlé de tout cela avec Vuk, elle confessait qu’elle ressentait comme une démangeaison discrète d’entendre de nouveau la fissure inaudible dans la plaque de neige sur le toit, de percevoir à peine à peine le frisson de cette rupture qui allait devenir coulée glissement chute sans que quiconque ni elle Laure bien entendu pût y faire quoi que ce fût. Voilà qu’elle ressentait presque dans ses membres cet appétit de l’aventure recommencée. Elle en tremblait subtilement, ses mains plaquées sur le dossier aux hypothétiques merveilles frémissaient. Des merveilles, certes non. Ce fatras avait toutes chances de les décevoir dans leur attente de découvertes convaincantes suscitant la mise en route. Mais peut-être par-ci par-là quelque étincelle jaillirait-elle au contact d’un bout de papier porteur d’un message, d’un appel au secours pour naître tel qu’elle était disponible pour l’entendre et prête à lui obéir. Il suffirait sans doute d’ouvrir ce dossier comme s’il s’agissait d’une boîte à idées, d’en tirer à l’aveuglette ce qui au petit bonheur la chance se serait présenté sous ses doigts. L’image de ce tirage de loto s’imposait avec une telle force qu’elle se sentit en train de s’y mettre. Elle se lança dans la lecture avec une sorte de gravité comique, sous les applaudissements de Vuk qui attendait le démarrage du jeu en riant et louant son esprit  de décision, mais en même temps elle n’était pas certaine de ne pas sentir son cœur battre la chamade.

           Hortense, lut-elle sur un papier au coin mal plié. Hortense ? La femme mûre,  sûre d’elle, au contraire des Silvia ou Lucile ou Angélique qui chaque fois chez Marivaux en étaient à leur première rencontre avec l’amour. Hortense, nom de princesse ou de confidente de princesse, davantage au fait de la vie que les adolescentes tout juste sorties du couvent… Que venait faire là cette indication sans portée ? Elle avait déjà tout dit sur ces Hortenses auxquelles Marivaux accordait toujours la sagesse (en compensation peut-être d’une fraîcheur moindre, d’une spontanéité déjà muselée). Elle déplia le coin du papier et lut Petruchio, et tout s’éclaira. Le hasard du bingo la replongeait dans le secteur universitaire, ou, mieux,  celui de la recherche permanente qui avait duré une vie. Petruchio, le dompteur de la mégère à apprivoiser, la mégère qu’il avait fallu toute une comédie pour amener à constater que l’amour d’un homme lui était nécessaire. Et en face Hortense, la dompteuse du petit-maître qu’il faudra toute une comédie pour corriger – car ce désinvolte jeune dandy à la mode fait l’évaporé dès qu’on parle de son prochain mariage devant lui. Deux dompteurs, avec des stratégies similaires, compte tenu bien entendu de la brutalité des manières du temps de Bianca et de leur raffinement chez Marivaux… Dans les deux pièces un but réputé difficile sinon impossible (amener Bianca ou Rosimond au plein consentement au mariage). Seule permettra d’y atteindre l’indifférence provocante des deux dompteurs pour piquer l’amour-propre des   objets du domptage… Ainsi Petruchio dédaigne grossièrement le rendes-vous enfin fixé pour les épousailles (et Bianca, la mégère encore en brut de décoffrage qu’une étreinte cavalière de Petruchio a tout de  même quelque peu bouleversée, en pleurera) – ainsi Hortense affecte de toujours différer un mariage qui semble l’importuner (et Rosimond, qui claironnait au début qu’il faut d’abord épouser et n’y réfléchir qu’après, se retrouve décontenancé et froissé). Ainsi à la fin, quand la mégère de Shakespeare s’est laissée apprivoiser, proclame-t-elle avec humilité un amour débordant pour l’homme qui l’a vaincue ; de même le petit-maître une fois corrigé par toute cette stratégie d’apparent mépris et de lenteurs dilatoires, reconnaîtra avec effusion sa sotte étourderie et la sincérité de son amour pour sa dompteuse.

          Bel exemple de pense-bête inutile, puisque sa substance avait été utilisée avec fougue en temps voulu et figurait dans le corps de la thèse, en bonne place. N’empêche : il était plaisant (plaisant agréable et non plaisant drôle, comme en anglais on disait « funny peculiar or funny haha ? ») de se retrouver en contact avec un travail si aiguisé de l’esprit qui avait si bien su relier ces deux traitements du même thème, le premier ayant franchi la Manche pour se naturaliser sur la scène française par la magie de ces travestissements sexuels dont Marivaux avait le secret (n’en avait-il pas fait un automatisme instinctif dès qu’une situation dramatique lui paraissait empruntable pour une recréation élaborée ?). Mais elle attendait d’autres choses de cette exploration dans le noir, de cette pêche miraculeuse qui lui permettrait d’intervenir peut-être et pas seulement de se souvenir et d’expliquer. Elle glissa la main dans le dossier, sans regarder avant de tenir entre les doigts un nouvel extrait d’une vie antérieure qui serait sans doute lui aussi privé d’avenir.

          Un autre lambeau de papier, un bas de page à laquelle était arrivée une catastrophe – thé renversé, pipi de chat, café au lait – et qui seul surnageait du désastre. Une liste de notes, interrompue, de simples noms : tuyau de poêle – courge sur le toit de tôle – petit poêle crapaud avec ses trois rondel… tout en complétant mécaniquement rondelles, le chaud frisson de l’émotion. Oh elle se rappelait. C’était un débris des indications qu’elle avait tirées des réticences de sa mère pour savoir comment se passait son enfance à Cluny, sur le Champ de Foire. Sous le prétexte de garder trace des détails d’une existence provinciale dans la dernière décennie du XIXème, elle avait questionné, questionné sans relâche jusqu’à obtenir presque de force ces renseignements strictement limités au domaine matériel. Elle revoyait la séance, elle entendait la voix de sa mère, précise comme si elle enseignait, posée, écartant d’instinct le subjonctif. Oui, le tuyau du poêle était très long pour traverser la cuisine, mais c’est qu’il chauffait au passage. Oui, les cabinets étaient dehors, dans un coin de la cour, une cabane en bois avec un toit de tôle, et sur ce toit ondulé s’étalaient en fin d’été les courges qui y avaient grimpé au long de tiges torsadées pleines de vrilles, elles étaient là en plein soleil dès le matin, on les récoltait en octobre. Oui, il y avait un poêle pour faire la cuisine, bas, en triangle sur des pattes arquées, avec des rondelles qu’on enlevait ou remettait pour faire varier l’intensité de la flamme. Oui, il y avait un lit dans une alcôve, qui aurait été plus chaud pour les grands-parents pendant les grands froids de l’hiver mais qu’ils avaient toujours dédaigné « en cas que » - en cas qu’il arrive quelqu’un, prévision fort aléatoire (et pourtant, Marrain son père avait occupé ce lit pendant son stage à la poterie, mais c’était ce que Laure avait reconstitué, jamais sa mère n’aurait fait la moindre allusion à ce père au moment où il pouvait se situer dans une vie sentimentale, elle en avait parlé d’une manière évasive une autre fois, c’était consigné sur une autre page mais elle Laure avait dûment utilisé la chose dans le premier de ses romans, par exemple en évoquant comment elle chantonnait, toute petite fille aimant déjà écouter sa voix, en tournant autour de la jambe de pantalon de son père qu’elle encerclait d’un bras – la mère notait le fait, sans se permettre la moindre des excursions personnelles, c’était elle Laure qui avait imaginé le contact sous la menotte d’un gros velours à côtes à  la fois rugueux et doux).

          Aucune utilité, donc, pour ce lambeau de note, mais tout de même l’émotion était douce et bienvenue à évoquer à la fois la prise de notes où le contact était si difficile à établir avec sa mère réticente, l’atmosphère fruste de ces existences à la fin du siècle quand c’était la belle Epoque à Paris, et puis aussi la satisfaction d’en avoir tiré les chapitres des Nœuds d’Argile qui semblaient consacrer le bonheur du couple, Jeanne et Marrain avec leur première-née, et qui en fin de compte ne pouvaient que préparer à la désolation et à la mort. C’était bien aussi réconfortant que d’évoquer le beau travail d’inquisition fait à propos de La Mégère apprivoisée  et du Petit-Maître corrigé dont les structures dramatiques et morales avaient été parallèles. Ce petit jeu de pêche miraculeuse avait du piquant, pour elle seul certes, croyait-elle – mais Vuk protestait avec vivacité, il avait tout suivi, il voyait non seulement comment le texte était né des souvenirs obtenus de sa mère mais même avec quelle facilité l’ensemble se reconstituait par la parole, le ton rêveur de Laure renvoyant délectablement l’évocation dans son passé de lumière. Pourquoi alors ne pas  s’y livrer encore quelques instants ? Personne n’avait rien à y perdre…

         

                                                                                      (à suivre)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LAURE A L'ŒUVRE, chapitre I,  pages 81 à 83

                               

(vendredi 27 septembre)

 

CHAPITRE I

 

          La main qui s'insérait dans le dossier avait pris une aisance professionnelle de tireur de loto, c’était le même geste qu’autrefois quand elle jouait avec son petit frère, si on lui laissait, à lui, le soin de sortir du sac en toile les billes numérotées il lui fallait un temps infini, il gardait d’abord pour lui seul le résultat de son tirage, il ne se pressait pas pour vérifier si ses cartes présentaient le numéro tiré, oh quel agacement pour elle la sœur aînée, mais il pleurait si elle reprenait l’initiative du tirage, il disait qu’avec elle tout se bousculait, qu’elle faisait exprès d’aller trop vite – et c’était vrai, elle n’aimait pas perdre son temps surtout si elle avait accepté de jouer avec lui. Jouer, elle n’avait jamais compris ce que cela voulait dire. Et si elle avait été fascinée par les lumières de Las Vegas, au point de retourner avec Rémi au Flamingo  chaque fois qu’ils en avaient eu l’occasion (ils se passaient ça comme un caprice incongru mais dont ils partageaient joyeusement la complicité), elle ne comprenait pas pour autant ce vice du jeu, cet espoir perpétuel de gagner, cette passion de tenter la chance qu’ils voyaient pratiquer dans toutes les salles et de toutes les manières, machines à sous, roulette, passe impair pair et manque (c’était du chinois pour elle, elle n’était même pas sûre de répéter comme il convenait ces phrases stupides), chemin de fer, poker (oh ces faces ravagées des joueurs, certains ne bougeaient pas de la table pendant vingt-quatre heures, ils ne se disaient rien entre partenaires, ils se concentraient avec ces visages fermés, les joues creuses, les yeux rougis – était-ce là du plaisir, dans ce grand danger de se retrouver lessivé, de quoi s’en retourner chez soi avec tout juste sa chemise sur le dos ? Et Rémi avouait que si on le laissait faire il s’y colletterait avec passion, il sentait bien qu’il y avait en lui une faiblesse à résister, oh il valait mieux ne pas s’y mettre, mais il en avait au cœur un regret sourd, il enviait ces faces ravagées capables d’oublier le cours du temps pour garder ces cartes entre les mains, jusqu’au bout, peut-être même jusqu’au bout du désespoir.

          Il lui sembla pourtant, un instant, qu’elle s’adonnait aussi à ce petit jeu de la chance, car c’était bien le pur hasard qui faisait remonter ces débris à la lumière, une fois agrippés par des doigts aveugles. Taizé… Pour certains, à présent, Taizé l’œcuménisme, les grandes réunions internationales de jeunes. Pour elle, un bourg mort qu’elle avait arpenté avec son petit frère, avant la guerre, à l’occasion d’une visite de la famille vivant dans ce coin, Salornay, Cormatin, Massilly, Chambon. Leur père les avait arrêtés dans ce village où il avait passé son enfance à l’arrivée de son Nivernais natal, ils avaient déambulé dans des ruelles vides, entre des masures écroulées où bourdonnaient des nids de frelons – le petit frère avait peur, elle se moquait de lui car elle ne se faisait pas piquer par les guêpes ou les abeilles qu’elle prenait à la main, mais il l’avait fait taire en lui affirmant qu’une piqûre de frelon était mortelle, et c’était bien vrai que les frelons avaient un autre volume, elle avait rengainé sa moquerie – et ils avaient rencontré une très vieille femme tout en noir y compris la fanchon sur sa tête déplumée, et ils avaient salué poliment comme on leur avait enseigné à le faire devant les vieilles gens, le petit frère enlevant son béret avant de le remettre comme une auréole derrière son crâne (comment tenait-il collé, ça c’était un mystère), et la vieille femme s’était approchée d’eux, elle les avait touchés palpés examinés sous le nez (et ils lui avaient trouvé l’air un peu inquiétant d’une sorcière, ils se l’étaient confié par la suite mais ils n’avaient pas montré leur crainte) et elle avait dit d’une vieille voix cassée qui ne devait pas se faire entendre souvent : « Mais c’est deux petiots, c’est ben deux petiots ! mais depuis combien d’années que j’en ai point vus par ici, qu’y a plus de familles, on est plus guère que trois ou quatre à rester ? »… Ils avaient tout les deux gardé cette image frappante de la déréliction d’un village, et pour sa part quand elle avait découvert Un de Baumugne, avant de voir le film qu’on avait baptisé Regain, elle le situait dans ce bourg moribond qui faisait comme un décor de théâtre.

          Est-ce que cette évocation méritait d’être fixée en noir sur blanc ? Elle en doutait. Pourtant elle avait aimé traîner de nouveau parmi ces pierres déchues, dans ces bourdonnements d’insectes défendant un territoire conquis sur l’homme. Elle trouverait sans doute encore des mentions brèves de ce genre, qui déclencheraient (ou peut-être pas : certaines resteraient hermétiques malgré tous les efforts) des images, des couleurs, des sons, voire des pans entiers de souvenirs auxquels jusqu’alors elle n’aurait pas prêté attention au point de les inclure dans ses textes. Ce dossier, c’était bien la boîte à malice ad usum reginae, elle seule pouvait y trouver intérêt. Mais Vuk, là encore, protestait avec chaleur. S’il réagissait si vite et si fort, c’était bien que l’évocation en valait la peine : une fois transformée par le travail du style elle méritait son insertion comme fond de tableau,  ce serait même un cadre superbe pour une nouvelle. Mais naturellement il faudrait que ce fût elle, et elle seule, l’artisan de la métamorphose, la seule à pouvoir donner le souffle de la vie à ce tas de pierres. Lui, au passage, il était à l’école, il s’émerveillait de voir un mot susciter le souvenir qui se mettait à devenir texte avant même d’être écrit.

          Avec cet optimisme de Vuk à ses côtés, elle allait finir par se prendre au jeu. Et voilà que le hasard la cantonnait dans ces lieux familiers où elle n’avait pas vécu, mais qui se rattachaient aux tournées de la famille pendant les vacances d’été – les « grandes » vacances – ou à l’occasion du Jour de l’An, si étroitement qu’ils étaient en somme un appendice aux résidences officielles, elle s’y sentait chez elle, Chambon Lournand la Grosne la Guye Le Pont de Cotte, oui, le hasard l’avait fait tirer ce dernier nom, flanqué d’un mystérieux pharmacien un instant opaque, avant que la mémoire ne s’active avec efficacité. Elle avait failli rire tout haut à l’évocation de la Dedion-Bouton premier modèle du pharmacien de Cluny, s’exhibant dans toute sa gloire aux temps héroïques où il était recommandé aux véhicules à moteur de se faire précéder d’un garde écartant les piétons devenus obstacles majeurs. Une nuée de gamins dont bien entendu son père entouraient la guimbarde en courant, la dépassant sans peine en ricanant, remplaçant la consigne officielle par un affrontement sarcastique, d’autant qu’il arrivait souvent à l’automobile de s’interrompre dans sa marche poussive, et alors le notable devait recourir de mauvaise  grâce à l’assistance de ces gueux de garnements pour pousser l’engin jusqu’à lui redonner des hoquets bénéfiques. L’anecdote racontée par le père avait une saveur inimitable, elle se contentait d’en jouir par le souvenir sans chercher à la reproduire à son tour. Jusqu’à la prochaine occasion, disait Vuk qui n’acceptait pas la mise à l’écart du

 papier, laquelle signifiait la mort de l’épisode et il ne voulait pas en entendre parler.

          En fait, ce serait surtout par le souvenir qu’elle trouverait utilité à cette pêche miraculeuse. Le profit de l’opération mise aux lettres serait plus que mince, inégal, aléatoire – ne méritant sûrement pas de s’y attarder. Mais elle allait continuer sur sa lancée, ne serait-ce que pour le plaisir de voir sortir de l’obscurité des instants de vécu dans leur pleine variété, l’enfance, la carrière, la deuxième casquette, tout ce qui avait constitué sa vie. Il était si bon de se retourner parfois au cours d’une halte : pas besoin que l’ascension fût grandiose, il suffisait de grimper sur une colline pour que le regard, lorsqu’on se retournait, vous apportât une vue d’ensemble à contempler en silence dans le bonheur. Des prés, des champs, des vignes, des ruisseaux, de la verdure, des feuillages, des épaulements de monts aux flancs arrondis – pas besoin de pagodes ni de pyramides à degrés, c’était si proche, si familier, si essentiel. C’était dans des moments de ce genre qu’elle se sentait attachée à un territoire, c’était bon de songer qu’elle en avait fini avec les grands voyages. Un petit pincement au cœur, certes, devant tout ce que cela avait représenté d’aventure et de conquête et qui se terminerait là – et aussi à la pensée de tout ce qui resterait à jamais inconnu, Angkor, la baie d’Along, les cerisiers de Kyoto, le Liban la Syrie la Jordanie en triple bouquet de ruines gréco-romaines sa grande passion, Hong-Kong aussi sans doute, peut-être même Singapour… Il fallait bien faire une fin. Elle la ferait sans douleur, un bout de rouleau ça se mérite et ça se peaufine, elle avait une solide sagesse (quelle émotion lorsque, après la rupture avec l’Université, la correspondance échangée avec deux collègues amis rétifs aux miasmes délétères du département de français avaient évoqué cette sagesse si humaine qui allait leur manquer, et qu’ils soulignaient en termes semblables et chaleureux…), ce serait l’adjuvant premier de cette construction dernière.

 

 

                                                                                           (à suivre)

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19 septembre 2019 4 19 /09 /septembre /2019 12:46

DOCUMENTATION SUR LA PALESTINE, suite

 

          Ce serait une grosse erreur que de s'imaginer qu'on sait tout sur un sujet parce qu'on le pratique et l'approfondit depuis longtemps. Ainsi par exemple je croyais bien connaître tous les détails des crimes dont Israël  et Tsahal, son armée de bandits hors la loi, ont pu se rendre coupables depuis soixante-dix ans, au nez et à la barbe du reste du monde (incluant bien sûr l'ignominie du comportement européen dont la France s'est fièrement constituée le modèle). Eh bien je me trompais, et lourdement, malgré la liste impressionnante d'horreurs qui pouvait passer pour un maximum de documentation avérée s'étant accumulée exaction après exaction. Je viens d'apprendre que lorsqu'un prisonnier palestinien maintenu indéfiniment en geôle sans jugement vient à décéder, l'autorité judiciaire ne rend son corps à sa famille qu'au bout du temps qu'il était censé faire, c'est-à-dire sine die, justifiant pour Israël le droit de l'envoyer à la fosse commune. Le laboratoire permettant des expériences sur le vif vient encore d'agrandir sa recherche : après avoir rendu, par l'utilisation d'aciers spéciaux, les blessures par balles inguérissables (ce qui entraîne automatiquement l'amputation),  il utilise le phosphore blanc, les grenades de mortier dirigées par GPS, les munitions à uranium appauvri. Et le fusil qui se plie pour permettre au soldat de tirer caché derrière un coin de rue, et les bombes au TNT et tungstène qui sont prohibées (mais qui va aller voir la marque de ce qui se déverse sur Gaza lors des grandes crises de rage?)... Oui,  je viens encore d'en apprendre, je pourrais encore vous en apprendre. Mais je préfère vous laisser sur la parole du chef du commandement Nord Amiram Levin :"La plupart des Palestiniens sont nés pour mourir, nous avons juste besoin de les aider".

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18 septembre 2019 3 18 /09 /septembre /2019 12:23

GASTRONOMIE  DES AILLEURS

 

          L'attrait a toujours été grand, lorsque nous voyagions, pour les nourritures des pays traversés, surtout si nous avions l'occasion d'y séjourner. Depuis les spécialités de la Forêt Noire ou de la côte amalfitaine, pour faire bref, jusqu'aux volailles laquées ou aux samossas divers, la curiosité des appétits formés aux opulences de la Saône-et-Loire se trouvait sans cesse interpellée (puisque c'est ce qu'on dit maintenant) de manière intéressante. Il y avait toutefois des abîmes à ne pas franchir : les poissons crus à la japonaise, les tartares de bêtes crues n'ont jamais pu se gagner nos faveurs, à l'un comme à l'autre. Je suppose que nous aurions pu avoir une expérience gastronomique beaucoup plus diversifiée mais la nôtre nous a suffi. A telles enseignes qu'à présent, confinée dans ma maison sans nul espoir de jamais en ressortir pour un nouveau voyage, je  garde la nostalgie de ces dépaysements gustatifs et me gorge de recettes exotiques. J'ai découvert chez ma coiffeuse l'enivrement silencieux procuré par les grandes revues culinaires aux photos sublimes de plats colorés beaucoup plus artistiques que nature, vu qu'on les présente en général une fois tout prêts mais avant passage au four, lequel détruit les plus beaux arrangements et ne conserve guère les couleurs flamboyantes des poivrons, concombres et autres tomates. Je me munis donc volontiers de tout ce dont on m'a sur les revues détaillé la préparation, mon frigo se garnit voracement des fromages italiens sans lesquels un plat de légumes du soleil n'est que fadeur - pecorino, mozzarella, mascarpone, parmigiano... - et des herbes du midi, basilic, coriandre, romarin... Moyennant quoi, les recettes une fois égarées et remplacées à la hâte par les denrées bourguignonnes habituelles, je laisse se flétrir les herbes du bonheur et s'abîmer les courgettes - par flemme, par manque d'envie au moment d'agir, par désir de reprendre la quotidienne ration de pommes de terre vapeur avec un peu de beurre..... L'âge se manifeste de toute sorte de manières inattendues, vous savez : c'est un peu comme si vous vous étonniez que je n'aime plus jouer à saute-mouton ou à chat perché.  

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17 septembre 2019 2 17 /09 /septembre /2019 11:44

LE REGNE DE LA PORNO

 

          Autrefois (du moins me semble-t-il, car ce n'était là ni ma tasse de thé ni mon domaine de références et je passais sans doute complètement en marge d'un territoire spécifique où les perles et le fumier, comme disait Voltaire de la production shakespearienne, se côtoyaient sulfureusement) autrefois, donc, la pornographie paraissait circonscrite loin des mains innocentes, parquée qu'elle était dans des secteurs pour l'accès desquels il fallait avoir des clés, peut-être des combines ou des introductions. Est- ce la faute de la révolution de 68, à laquelle on attribue toutes sortes de responsabilités libératoires ? Toujours est-il que se sont effondrées les protections défenses délimitations exclusions en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire (je m'amuse de penser qu'à la BM de ma ville natale on me réclamait un papier signé de mes parents lorsqu'en Première j'osais demander à emprunter "du Zola"! C'était l'équivalent de l'Enfer de la BN...). En tout cas, avec ces interdictions d'interdire qui devenaient la règle sociétale, la porno si judicieusement cantonnée se répandait partout. Le cinéma s'y mettait (avec une certaine prudence d'ailleurs : ce n'est pas tout de suite qu'on passait au torride imposé à tout public désormais non prévenu et que, au moins au cours de la grande scène concoctée par le réalisateur, on tombait comme à présent sur de l'enseignement pratique par l'image des banalités aussi bien que des  extravagances des commerces sexuels devenus indispensables à tout scénario. De même dans le roman : vous tombez sur une scène de fellation ou de sodomie plus détaillée que simplement suggérée sans y avoir été préparé,  vous vous farcissez les orgasmes et leur bruitage en compétition avec la version filmée, bref en une décennie à peine le sexe, ses pompes et ses  oeuvres ont envahi tous les niveaux de la culture courante. Je me demande ce qu'il reste encore à découvrir à des enfants qui sortent du Cours préparatoire….Mais j'ai peut-être  des manières bien à moi de porter des jugements.

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16 septembre 2019 1 16 /09 /septembre /2019 09:35

 

 

         

         

 

 

IL Y A ENFANCES ET ENFANCES

 

          La plage et ses châteaux de sable à peine quittés, nos chères têtes blondes se retrouvent sur les bancs de l'école encore en bahamas et chemisettes fleuries à l'hawayenne. Espérons que le choc ne sera pas trop dur pour la sensibilité de leur génération, toujours croissante. Et quand je dis "les bancs de l'école", c'est parce que j'ai dans mon souvenir la froidure sur les cuisses des sièges en bois du 1er octobre, passés à l'eau de Javel juste la veille de la rentrée par les femmes de ménage municipales, tandis qu'à présent les salles de classe vous ont souvent un petit air enjoué même en dehors du niveau des maternelles où l'ambiance est nettement royaume de la Fée Violette ou Dragée. Les enfants d'à présent ont de la chance - ceux du moins auxquels est offerte l'éducation dès les premiers balbutiements, alors que tant de gamins et gamines dans les pays en émergence sont privés de cette ouverture sur la vie et sont dès quatre ou cinq ans collés aux métiers à tisser ou à l'écalage si douloureux des noix de cajou...Je me rappelle avoir violemment protesté en Egypte, au moment de la visite d'un  atelier où des petites filles travaillaient toute la matinée à nouer des fils de laine pour commencer des tapis. Je protestais contre l'esclavage déguisé des enfants des pays à touristes, et j'avais failli gifler une des voyageuses du groupe qui me représentait doctement, comme à quelqu'un qui n'a rien compris à rien, que ces petites passeraient l'après-midi à l'école - donc rien de perdu pour l'éducation - tout en assurant un revenu non négligeable aux parents surchargés de famille. Comme quoi la notion d'esclavage n'est pas universellement comprise comme une des tares les plus abominables de notre civilisation planétaire. Il y a même de quoi frémir si l'on pense que des millions d'individus sont encore esclaves de nos jours, impunément, à tous les niveaux de la société et sous toutes les formes que l'industrialisation démente a inventées pour exploiter ce filon inépuisable.

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15 septembre 2019 7 15 /09 /septembre /2019 10:18

UN DIMANCHE POUR UN SAMEDI

 

Mes belins-belines, cela fait un bon bout de temps qu'on ne s'est pas causé, j'en suis bien consciente et bien contrite, et même ce week-end j'ai manqué au rite du samedi, lorsqu'à l'occasion les idées dont je devrais vous faire tous profiter ne me viennent plus et qu'alors j'ai recours au  programme dérivatif, à savoir, vous mirlitonner quelque chose - un sonnet, une suite de quatrains  - histoire de vous dérider  avant le dimanche (mais vous avez maintenant, depuis le 4 avril et tous les vendredis, la lecture de vos trois pages de Laure à l'OEuvre, et je suis sûre que pour certains d'entre vous il y a déjà matière à relecture appliquée pour savoir où l'histoire veut en venir : courage, mes agneaux, la fortune sourit aux audacieux). J'ai même loupé le compagnonnage avec les gilets jaunes, puisqu'ils ont adopté la recrudescence des actions afin de marquer eux aussi qu'ils font leur rentrée : moins de discours vides et plus de pantomime, de quoi étoffer l'actualité du samedi. Moi pauvrette j'ai déjà laissé passer un jour de mirlitonnage éventuel : je me suis hier offert une grande journée égoïste de farniente, une vraie journée de vacance cérébrale à feuilleter mollement des catalogues. Le blanc de l'automne, les nouveautés au rayon chien et chat, les notes chic de la demi-saison (mais à mon avis ça n'est pas du chic que de déployer des couleurs sinistres, des marrons, des bleus éteints, des gris morts, quitte à vous replanter ici et là du jaune moutarde pour relever un peu le moral) ou encore les décalages éhontés des jardiniers qui vous font déjà miroiter les fleurs de l'été prochain en vous incitant à tout planter dès à présent (et ça croyez-moi c'est du gros mensonge, j'ai avec eux tous un gros contentieux et pour un peu je porterais plainte)  - bref j'ai passé ma journée d'hier à feuilleter au lieu de vous haranguer, mes agneaux, mais j'aurais bien dû, parce que je me suis bien ennuyée. Ennuyée à brasser du vide, mais aussi ennuyée de vous, qui pourtant ne m'avez pas envoyé beaucoup de cartes postales. Je ne vous ai donc pas manqué? Enfin je ne veux pas être indiscrète, laisse béton Dame Lucette. A lundi : seulement 24 heures pour y être.

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13 septembre 2019 5 13 /09 /septembre /2019 09:45

LAURE A L'ŒUVRE, chapitre I, pages 74 à 76

 

                                             (vendredi 13 septembre)

 

Chapitre I

         

          Presque symboliquement, par réaction contre le climat universitaire qui si souvent s’était illustré par la mesquinerie, la jalousie, le fiel, les combines dont elle avait toujours été exclue (même si, pour avoir une subvention précise, on avait platement fait appel à son sens civique et professionnel pour mettre en avant, sur les demandes des autres, ses titres et ses publications détaillées afin d’impressionner et de faire le poids) oui, c’est par réaction contre ce climat délétère que sans même s’en rendre bien compte elle s’était détachée du milieu, se tournant d’instinct vers la liberté d’expression dont la mise aux mots de la thèse lui avait donné le goût. Du style, oui, elle avait du style. Pour enseigner. Pour analyser et commenter. Pour écrire… Il y avait eu si peu à franchir pour acquérir un style, son style d’écrivain, que la distance avait été parcourue sans qu’elle en eût vraiment conscience. Elle constatait (elle l’avait même formulé dans son discours de réception du Prix Bourgogne) que son style s’était formé dans le silence, comme des pois dans une cosse : quand la maturité est là, la cosse s’ouvre toute seule.

          Un beau jour elle en avait eu assez, la grosse thèse publiée, de consacrer ses forces de recherche à des parutions d’articles en série, même s’il était flatteur que tout article signé d’elle proposé à une grande revue de diffusion internationale fût accepté d’emblée. Ces articles ne pouvaient s’adresser qu’à des universitaires de même spécialité, et alors là, précisément, les chers collègues vous critiquaient de la manière la plus discourtoise et la plus mesquine, quand ils ne feignaient pas de vous ignorer totalement. Et déjà alors les étudiants, même de niveau supérieur, avaient pris l’habitude de délaisser le piochage individuel dans les revues ou les ouvrages où ils auraient à faire un gros travail personnel, pour se tourner vers des manuels ou, très vite, vers Internet, qu’ils utilisaient de manière dérisoire mais prioritaire… La recherche tournait en rond, les articles pouvaient se succéder sans toucher grand monde en dehors de leurs auteurs, à quoi bon si personne ne les lisait pour en tirer profit ? Le bilan, un beau jour, l’avait frappée par sa nullité.

          Elle n’avait pas oublié cette impression brutale, dévastatrice, de patauger dans le vide en contemplant toute sa production académique. De la barbe à papa, ni plus ni moins, du « sugar candy », une mousse impalpable, prête à s’évanouir au premier contact avec la langue ou le doigt sans laisser la moindre trace. L’inexistence, le baratin sans portée. Eh bien elle avait encore d’autres choses à dire avant de rejoindre les ancêtres, elle ne se tairait pas sur ce constat débilitant. Elle avait déjà déposé avec tendresse, au fond de ses tiroirs secrets, trop de choses terminées dans la plénitude, des poèmes, des contes – oh ces contes poétiques qu’un éditeur sollicité avait trouvés « trop poétiques pour des enfants » - du théâtre, des nouvelles… Pour la pure et simple satisfaction de la chose accomplie, terminée, lumineuse. Non pas comme d’attendrissants premiers pas d’enfants se lançant tout brinquebalants à la conquête du mouvement – château  branlant, démarche de canard, éclats de rire concentration cris de joie – mais bien comme des pas de danse, aériens, sûrs d’eux, et qui, s’ils ne s’étaient encore pas produits en public, se savaient au point, dignes de sortir de l’ombre.

          C’était un premier déclic que cette prise de conscience, ce regard mélancolique et désabusé jeté sur toute une œuvre. Utiles bien sûr, l’une et l’autre. Mais elle ne s’était pas pour autant précipitée dans l’écriture de ses mémoires d’enfance, comme tout bon PEGC à la retraite soudain dévoré par la démangeaison de la plume et enfin libre de son temps. La chose s’était déclenchée un peu plus tard – encore, d’ailleurs, à cause d’un refus qui lui était apparu comme un rejet emblématique. Le groupe de recherche auquel elle travaillait dans la cordialité, en évitant les contacts avec les atomes non crochus, allait faire paraître  quelques articles dans un embryon modeste de publication non soutenu par des fonds universitaires, et elle avait mis au net une esquisse de la présence de la pastorale dans le roman européen entre 1750 et 1820 – une idée originale dont elle avait éprouvé l’intérêt et la consistance au cours de plusieurs décennies et qui devait être parfaitement à sa place dans ce panorama collectif. Mais c’était sans compter  avec un doyen soudain frétillant devant la perspective d’une publication pour son dernier papier complètement hors sujet : ledit papier avait pris la place de la pastorale dans les projets de constitution du numéro. Pas question d’humiliation devant cette décision inepte : seulement une illustration définitive des procédés universitaires. Un lien tranché avec le milieu, une démonstration claire et nette qu’elle n’était plus « one of them ». Dans la semaine elle avait annoncé son retrait du groupe de chercheurs (son meilleur souvenir de l’aventure serait qu’elle y avait découvert la splendeur de la vodka à l’herbe de bison après les séances de travail), elle s’était procuré un bloc Rhodia N°16 à petits carreaux, tout le contraire des grandes feuilles vierges sur lesquelles elle écrivait ses textes professionnels… et ç’avait été là de l’instinct pur et simple, il n’y avait rien eu de raisonné dans son achat à la papeterie, tout juste un geste vers ce format insolite pour elle – et qui allait devenir la norme pour toute la production à naître.

          La rupture avec la recherche, le mépris du climat académique, le dos tourné à ce qui avait été pour elle une avenue d’ascension et de découvertes personnelles et qu’elle quittait en secouant sur elle la poussière de ses sandales, comme dans la Bible… Une nuit, dans un état second, elle s’était jetée sur le bloc Rhodia à petits carreaux encore  non feuilleté, elle avait écrit les vingt-cinq premières pages des Nœuds d’Argile, elle ne savait pas que son premier roman s’appellerait ainsi, elle ne savait même pas ce qu’elle avait écrit. A la relecture émerveillée du lendemain elle avait découvert qu’elle avait jeté sur le papier le début de l’histoire de ses ancêtres, que c’était un roman, que ce serait un gros roman dont elle voyait alors s’agencer la suite – et ce jour-là, étreinte d’une émotion inconnue, elle avait constaté que cette ŒUVRE-là, si un jour elle devenait une œuvre, si elle Laure était capable de la tenir à bout de bras jusqu’au bout – des mois sans doute, peut-être des années (en réalité cela avait fait vingt-deux mois de concentration sans relâche, elle ne le savait pas alors, mais elle devinait bien que ce serait une tâche de longue haleine) – oui, si, si, si… Alors elle se battrait à la vie à la mort pour trouver un éditeur. L’éditeur, ce ne serait qu’un intermédiaire – indispensable, certes, mais le but, l’essentiel, la signification même de l’affaire ce serait le contact avec des lecteurs, auxquels elle pourrait offrir un objet sorti de ses tripes et de ses mains pour qu’ils puissent l’aimer et le comprendre.

          Jamais elle n’écartait le flottement bienheureux de sa rêverie lorsqu’il se trouvait à accrocher une phase ou une autre de cette rédaction miraculeuse : avant d’être offert aux autres, le roman avait été à elle, à elle seule, et c’était salutaire même après tant d’années de pouvoir retrouver l’émotion d’un souvenir dont tous les aspects les plus intimes lui revenaient à l’esprit et au cœur. Elle n’avait pas auparavant éprouvé cette violence : chaque poème, chaque nouvelle, chaque conte, chaque écrit pour la scène l’avait comblée jusqu’alors, le simple geste de glisser le texte achevé, tout plein d’elle, dans ses tiroirs secrets l’emplissait d’une joie subtile, pas question de partager. Avec ce premier roman c’était tout autre chose. Dès ses premiers balbutiements – ces quelque vingt-cinq pages écrites dans une sorte de transe – il criait qu’il avait besoin de gagner le large, elle l’avait entendu, elle assurerait son lancement, il se débrouillerait ensuite tout seul en haute mer.

Retrouverait-elle une nouvelle fois cette pulsion irrésistible qui sourdait du fond – des bas-fonds peut-être, qu’en savait-on ? – de ce qui se tramait en grouillant dans l’ombre et qui en aveugle cherchait une issue ? Soudain un déclic se produisait, sans bruit, sans plus se faire apercevoir que le déclenchement d’une plaque de neige sur un toit au moment de la fissure. Une seconde d’éternité comme au sommet de la jouissance amoureuse, c’était déjà dépassé mais le processus s’était mis en route, les mots venaient s’enchaînaient s’organisaient presque sans elle, ce qui depuis les limbes criait vers sa sortie se frayait un chemin en direction de l’existence, mêlant le ressenti et l’écouté, l’émotion et l’image, en une forme palpable qui prenait consistance en se déroulant. Il avait suffi de si peu pour que tout se mît en branle… et c’était irrépressible, il fallait transcrire il fallait suivre, ‘s muss ‘raus disait Goethe ; il fait que ça sorte, ça sortait, ça continuait à sortir sur sa lancée, impossible de l’arrêter, pas question de se mettre en travers du flot, si l’on vous interrompait de l’extérieur oh vous pourriez mordre, avant de vous affaisser non pas comme vidée mais bien comme blessée à mort, interrompue dans une mise au monde.

                                                                            (à suivre)

LAURE A L 'ŒUVRE, chapitre I, pages 77 à 80

 

(vendredi 20 septembre)

 

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