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16 avril 2020 4 16 /04 /avril /2020 15:44

EVASIONS

 

          Une de mes amies, confinée comme nous tous (surtout quand on a franchi la barre des 70 : même si on se sent encore tout gaillard, la précaution maternelle dont nous entoure la gouvernance, étonnamment devenue tendre pour les fragilisés de la vie, nous enclôt dans une retraite strictement coupée du monde), me décrit comme elle s'évade en se plongeant dans la littérature de voyages. Elle va de la Colombie aux Baléares, des Açores à l'Indonésie, du Cambodge à la Floride, du Japon à la Sicile, toujours si merveilleusement distancée de son confinement qu'elle ne le perçoit même plus. Je l'admire de se laisser prendre à la magie des lieux, forêts impénétrables,  cerisiers en fleur, rivières somnolentes et sournoises, monuments sublimes, paysages où elle se sent fondre. Cette magie-là n'agit guère pour moi, même si j'ai plaisir à regarder les images, surtout à la télévision : car il me faut des images, aucune description fût-elle signée des plus grands noms ne me fait sortir de mon biotope de regardante et je ne pourrais pas, comme mon amie, m'imaginer patauger dans des marais la peur au ventre en guettant la venue des alligators. Mais campez-moi un personnage par le miracle d'un beau texte, et par la moindre fissure de son biotope je m'insinue en laissant là le mien. Il ne s'agit pas d'une effraction, la pénétration au contraire est insensible, effectuée dans la douceur et avec respect - mais c'est ainsi que je m'évade, que je coupe avec la réalité extérieure. C'est dans ce biotope étranger que je vais me fondre, moi, le découvrant avec ferveur dans son individualité et peu à peu m'y lovant, y trouvant un nouveau séjour, inédit et prenant, désormais participant à une vie intérieure d'émotions et de conflits au sein de laquelle je vais me prélasser et m'ébattre. Pas besoin d'images pour m'évader complètement : donnez-moi du texte et je m'installe avec armes et bagages dans les êtres nés de ses phrases et de ses mots '(mais j'ai calé sur les personnages de La Rabouilleuse, au cours d'une tentative d'évasion dans un monde balzacien où je n'ai pas su trouver refuge et qui m'a repoussée de toutes ses forces).  

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15 avril 2020 3 15 /04 /avril /2020 11:05

VOUS AVEZ DIT PROTECTION?

 

          Rien dit hier. Je n'aurais pu que répéter les propos et statistiques de Jérôme Salomon, qui nous tient scrupuleusement au courant des morts, des assistés respiratoires, des hospitalisés et transportés par train ou par air, des nouveaux cas et des guéris (dont on ne sait d'ailleurs toujours pas s'ils sont définitivement armés contre une deuxième attaque du virus). C'est trop monotone pour constituer un sujet de commentaire, et les échauffourées sur le remède miracle du grand prophète ou le mystérieux compte des masques (car enfin il nous en arrive bien de Chine? on en fabrique bien quelques millions chez nous? pourquoi y a-t-il engorgement - ou disparitions - au niveau de la distribution? pourquoi concède-t-on dédaigneusement aux masques artisanaux qui depuis si longtemps déjà, sans égard pour les parlottes et consignes, font flèche de tout bois pour modestement armer les oubliés de la distribution, le droit d'être répandus dans la population?) m'accablent. J''ai eu la curiosité de me renseigner sur l'historique de ce matériau dans notre production d'il y a quelques années (nous répondions aux besoins d'un tiers de la planète), sur l'usine ultra moderne - et unique - qu'on a progressivement freinée puis réduite à rien puis démolie (avant qu'elle ne soit rachetée pour rien par Hewlet Packard qui depuis 2011 la fait tourner à plein  rendement sur le modèle français) : la lutte entre les entêtés qui voulaient faire des stocks et les désinvoltes qui se moquaient des problèmes de santé du globe, laquelle lutte se continue jusqu'à présent en plein chaos, apparaît comme si désolante, si indifférente au bien être de l'humanité, si fondée sur des caprices ou des jeux politiques, que je n'ai pas envie de vous en parler encore aujourd'hui.

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13 avril 2020 1 13 /04 /avril /2020 10:19

CHASSE AUX OEUFX DE PAQUES

 

          Lundi de Pâques, cueillette des oeufs dans les jardins... Si vous n'avez pas de jardin , il faut improviser (si l'on y tient) avec des ressources d'imagination pour compliquer la recherche des oeufs de lièvre dans les recoins de l'appartement. On nous montre aimablement, à la télé, quelques exemples de cette quête : couloirs, penderies, paliers, loggias, on nous montre du même coup des appartements assez vastes mine de rien pour qu'on puisse d'adonner à ce sport. Une des bonnes raisons pour lesquelles on ne nous montre pas un logement de confinement où^s'entasseraient six ou huit personnes (je n'ose pas en imaginer davantage) dans un espace équivalant à un F2 ou même un F3, c'est que la caméra du reporter ne pourrait plus pénétrer dans un volume pareillement rempli : on nous laisse donc pudiquement  deviner le déroulement du divertissement pascal dans ces conditions - et, du même coup, imaginer qu'il s'y produise, comme si la tradition devait obligatoirement y être respectée. De même cette distribution d'oeufs en chocolat aux personnes âgées et seules par des bambins auxquels la mère apprend tendrement à faire le bien : je veux bien admettre qu'en certains points annoncés (d'où la présence de reporters collecteurs d'images, à dérouler largement en boucle pour donner une impression de généralité du geste) s'exhibe l'image de la France solidaire où le souci inter générationnel occupe le premier plan : sans doute des initiatives de ce genre ont-elles lieu et même plus nombreuses qu'on ne le croit. Tout de même, quant à l'ouverture de la population entière à la pratique de l'amour de l'autre, faut pas pousser le bouchon trop loin.

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11 avril 2020 6 11 /04 /avril /2020 12:07

LIVRAISONS EN SERIE

 

          Vous avez vu encore, mes belins-belines? Deux rations au lieu d'une seule, presque sept pages au lieu de trois (et trois, c'est déjà une bonne raison de les prendre avant le coucher, c'est de la marchandise efficace). Je calcule pourtant, je vois où je dois démarrer, où je dois m'arrêter : dans un premier temps - la répétition, quoi, comme avant une pièce de théâtre réussie - je prépare et reconnais tous mes repères, ça fonctionne impec...et puis Clac!, ou Patatras!, ou Vlan!, ou Badaboum! (ou plutôt Sugar! comme on dit au Canada, où  on m'a appris à élégamment corriger la virulence de mes explosions  de colère), la machine fait rigoureusement ce qu'elle a décidé de faire. Certaines fois déjà j'ai vu le technicien appelé à la rescousse rétropédaler jusqu'à un retour à la normale, en supprimant carrément les expansions abusives de texte, donc en n'en gardant qu'une sur deux (ou trois, selon l'étendue de la catastrophe). Mais toute seule je n'ose rien tenter, je suis tellement certaine que le moindre essai aboutirait à la disparition définitive des pages dues ce vendredi 10 avril... Et comment oserais-je compromettre pour vous la mise bout à bout '(en soi malaisée, délicate, semaine après semaine) des morceaux d'un fil ténu qui tient lieu de récit et qui déjà saute à cloche-pied, avance peu, recule de préférence, bref ne ressemble en rien au déroulement d'un roman traditionnel? Je veux bien m'adresser à tout le monde, mais je ne prends pas le niveau culturel de TFI comme étalon : il y a donc dans mon texte des obstacles variés qu'il faudra surmonter si on souhaite une vue d'ensemble. Ci-gît le chapitre R : vous voyez qu'on touche à la fin de l'aphabet, encore un peu de persévérance et nous y serons!

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10 avril 2020 5 10 /04 /avril /2020 11:14

                                 LAURE A L'OEUVRE, Chapitre R, pages 166  à 170,

                                  

                                                                                                                                                                            (vendredi 10 avril )

 

 

CHAPITRE  R

                                                   

 

 

 

          S’il réfléchissait bien, vraiment, en toute honnêteté, il finirait par prendre peur de toutes les responsabilités qu’il aurait dans le déroulement à venir des opérations. Car enfin le schéma était limpide. Il était arrivé chez cette femme alors qu’elle jouissait de la tranquillité de vie et de pensée qu’elle avait choisie, et ce n’était pas une indolence passagère qui  ne signifiait rien, c’était un choix de vie qu’elle avait non seulement désiré mais bel et bien construit, de toute évidence sur des contraintes et des résignations, c’est-à-dire que ce train de vie dans la paix et le silence, au cœur des arbres et de la verdure, lui avait déjà    coûté, plus même qu’il n’imaginait sans doute, et que dans cette sérénité voulue elle ne se cramponnait pas à ce programme sans  craindre d’intempestives et non souhaitées arrivées par la traverse. La sienne, à lui Vuk, en avait été une. S’il n’était pas venu la voir chez elle, un beau jour, elle n’aurait conservé de lui –  if ever – que le souvenir plus ou moins confus d’un jeune lecteur avec qui elle avait, lors d’une signature, partagé un petit quart d’heure d’amour de la littérature et d’émotion de le voir d’un pareil fanatisme pour son œuvre. Une rencontre rare, sans doute, assez exceptionnelle, d’une intensité inhabituelle dans la banalité des contacts pendant les signatures. Rien de plus néanmoins.

          Et lui, sans forcer  sa résidence bien entendu mais tout de même en la troublant par sa venue dérangeante, avait rompu le rythme de cette paix. Et c’était vrai aussi que c’était elle qui avait fait les propositions de rupture avec l’état des lieux, qui avait boutiqué ce semblant de contrat de travail qui faisait de lui le professeur et d’elle l’élève, qui avait arrangé – et si vite, si calmement, si autoritairement aussi, comme si c’était dans la ligne des choses courantes – son installation chez elle. Une installation aux contours mal définis quant aux dates : aucun des deux n’avait encore jamais fait allusion à ce qui allait devait pouvait se passer en octobre quand l’université sortirait de sa somnolence estivale, mais certes bien définie sur le terrain : il l’admirait délicatement, c’est-à-dire sans se complaire à une discrétion de garçon bien élevé qui s’arrange pour montrer qu’il est discret et bien élevé, mais elle devait sentir sans cesse cette considération dont il la distinguait, ces attentions subtiles dont il l’entourait, et aussi cette facilité avec laquelle il savait se mettre au niveau de ses envies de discourir, en lui donnant la réplique – pas trop souvent mais quand il le fallait – et en dosant avec instinct les accents à mettre ou les pédales douces.

          Et justement, avec cette confiance en lui qui s’était développée en elle à l’entendre et le voir vivre tous les jours et à l’apprécier à plusieurs niveaux, il avait pris sur elle non pas un ascendant – hors de question et pour l’un et pour l’autre – mais une sorte de force d’affection à laquelle elle était sensible, qu’elle semblait presque avoir attendue sans rien en dire jamais et qu’elle laissait agir sur elle, comme ;la chaleur d’un soleil de printemps qui dès le début de la journée vous incite à sourire. C’était avec cette force d’affection que dès sa première proposition il l’avait poussée à écrire encore un livre, c’était venu un peu comme ça, sans préparation, l’émotion avait joué pour lui souffler les termes, le ton, la voix qu’il fallait, il avait sans doute insisté plus qu’il n’avait pensé le faire, sans se rendre vraiment compte de l’influence qu’il prenait sur elle pour cette décision. Et ainsi il l’avait relancée dans la galère ; il avait bien pris conscience que depuis ce jour elle était plus nerveuse, abattue sans raison pendant une heure ou deux, boostée l’heure d’après par on ne sait quelle idée revenue soudain la soutenir la ranimer la ramener à l’action. Il l’avait ramenée sur un chantier dont elle ne voulait plus : avait-il eu raison de la persuader qu’au fond elle en avait envie et qu’elle n’attendait qu’une incitation chaleureuse pour se décider ?

          En tout cas, il avait pu mesurer sa propre force de persuasion pour la deuxième fois où il avait dû faire preuve d’une compétence psychologique encore plus prononcée, plus subtile que la première fois. C’est que dans l’intervalle elle avait pris conscience du chantier dans lequel il la forçait presque à se mettre au boulot, alors qu’elle avait pu juger, même seulement dans les grandes lignes, des difficultés avec lesquelles il lui fallait se battre au corps à corps par surprise, sans méfiance. Au contraire elle

s’était déjà heurtée aux problèmes majeurs, essentiels, elle se sentait désarmée devant leurs exigences, et il allait lui falloir rameuter autour d’elle, comme une bergère rameute ses moutons à l’approche de l’orage, toutes ses forces à tous les niveaux. Avec en outre la condition vitale – oui, vitale : c’est bien cela qui le faisait trembler à présent – de triompher de tout.

          Oui, il tremblait de l’effort à elle imposé, il tremblait de ce à quoi elle devrait faire face au lieu de prendre son temps à lire et laisser son esprit vagabonder à sa guise. Surtout – et à présent il essayait de ne pas envisager l’échec, il l’avait si fortement, si sincèrement, si totalement nié dès le départ – surtout elle devait réussir, le livre devait arriver à son terme, il devait être beau, il devait être sien de toutes ses fibres. Il devrait crier Je suis Laure, oui Laure c’est moi. Et tout le monde dirait Ah oui c’est elle, c’est elle qui parle, ah elle a bien fait de parler encore une fois, c’est sa voix qu’on va continuer à entendre. C’était à cela qu’on devait arriver, à cette écoute attentive de tous pour ne rien perdre de sa voix, sa voix à elle, qui passerait avant celle de ses personnages, avant l’attrait de son histoire. Car on connaissait la voix des personnages des autres livres, leurs éclats, leurs chuchotis, leurs murmures, leurs plaintes, et on devinait que sa voix à elle doublait toutes ces voix-là, qu’elle les faisait surgir d’elle avant de les libérer par le truchement des lèvres des autres, on avait donc une idée de sa voix à elle mais tout de même cette fois-ci ce serait elle-même qui ouvrirait les lèvres, ce serait sa voix à elle qui retentirait ou susurrerait selon les pages et les courants, on l’écouterait comme sur un disque en vinyle qu’on regarderait tourner en rêvant, sa voix à elle, oui, comme nulle part ailleurs on ne l’aurait encore entendue…

          Et à cause de cette imbrication dans le tracé de son destin il se mettait à craindre davantage pour elle. Il l’imaginait soucieuse, énervée pour un rien, peinant à trouver ses marques dans cette vieille nouveauté de personnage écrivant qu’elle avait souhaité abandonner. Il l’imaginait inquiète, peu satisfaite d’elle-même,  s’en prenant à elle plus qu’à lui d’avoir accepté cette ligne de conduite dont il y avait peu elle ne voulait plus. Et il aurait voulu prendre sur soi la peine, le découragement, les blessures profondes qui ne manqueraient pas de l’assaillir, prix à payer pour les pages triomphalement rédigées qui ne manqueraient pas non plus pour confirmer sa vérité d’écrivain et qui, brandies en pleine lumière (ce serait sa tâche à lui de s’en enquérir, de forcer la confidence, d’en faire ressortir l’éclat même si elle n‘en ressentait, timidement, que l’amorce d’un doute rassurant) la ramèneraient à sa foi première en elle, à une sérénité reconquise de haute lutte, à un apaisement créateur. Oh il voulait la protéger de tout mal, après l’avoir relancée sur un terrain difficile et plein d’embûches.

          C’est qu’il avait pour elle un attachement qu’il n’avait pas connu dans sa vie. Il y demeurait quelque chose de l’affection qu’il avait eue pour grand-mère Zora, là où se mêlaient tendresse et reconnaissance éperdues, un peu aussi de ce qu’il avait ressenti pour une maîtresse d’école bien-aimée dont il avait capté la complicité spéciale qu’elle ne réservait qu’à lui – compliments dits avec un clin d’œil ou par une caresse sur la tête, sourires d’approbation même de loin, d’un bout de la classe dirigés vers lui, éclatants, joyeux, attente égal lui donner… Deux ans de suite la même entente, lui en adoration, elle ne cherchant même plus à cacher sa préférence pour ce gosse doué qui s’enracinait si aisément, qui faisait tout mieux que les autres. Qui avait un tel besoin d’amour, qui vivait si intensément…

         

 

                                                                                  (à suivre)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LAURE A L'OEUVRE, chapitre R, pages 169 à 171

 

 

                                            (vendredi 17 avril)  

 

 

 

 

Mais en outre il l’admirait, d’une admiration sans bornes. D’autant plus fervente sans doute qu’il tâchait de la garder secrète, sans y parvenir et le sachant, et sachant qu’elle savait. Il l’admirait pour ce qu’elle était, pour ce qu’elle avait fait, pour ce qu’elle faisait encore. Pour ses prises de positions violemment affirmées, toutes allant dans le même sens, l’amour désolé de la Palestine ou la sauvegarde des bêtes souffrantes en cohortes condamnées, abattoirs et batteries du monstrueux élevage industriel ou braconnages d’ivoire et cartilage de requins. Il l’admirait, un peu tristement, de croire à l’effet de l’action collective, car ceux qu’elle remuait, ceux aux côtés desquels elle militait, n’étaient qu’un poignée en regard de la vilenie du reste du monde et de l’indifférences des masses. Il aimait la voir battre des mains comme une gamine devant une bonne nouvelle, par exemple la relaxe des inculpés pro-Palestine qui avaient appelé au boycott des produits israëliens récoltés ou fabriqués dans les territoires indûment occupés (une vraie bonne nouvelle, disait-elle, et qui va faire tache d’huile, je l’espère bien – elle boycottait furieusement, elle, depuis des années). Ou encore le choix pour certaines fabriques de moutarde d’œufs de poules élevées en plein air et non en batteries pour leur mayonnaise : il n’y a pas de petite victoire, disait-elle, il n’y a que de tout petits pas qu’il faut multiplier sans cesse pour permettre à l’humanité de se tenir enfin debout.

          Naturellement il l’admirait aussi pour le raffinement et l’ésotérisme de ses goûts esthétiques. Elle acceptait de discuter de certains peintres, de certaines peintures, mais lorsque sa vénération pour l’œuvre la submergeait ou lorsqu’un coup de foudre brutal signalait la découverte d’un nouvel artiste (pas tous, oh non pas tous, loin de là, disait-elle), elle ne cherchait ^pas à communiquer, à partager sa jouissance qu’elle conservait farouchement pour les profondeurs de son être sensible. Il aurait tant voulu alors voir s’ouvrir une permission d’entrer qui n’arrivait jamais. Il se bornait à imaginer de quelles vibrations intenses elle était remuée, que sa rigidité extérieure ne trahissait nullement. La musique, lorsqu’il s’agissait de quelques-unes des oeuvres devant lesquelles elle fondait – le concerto de Ravel en sol, surtout le second mouvement tout au long duquel elle ne rouvrait pas les yeux, ou le quatuor de Debussy, dont les amples volutes avaient permis au héros de Clair de Nuit de s’endormir dans une plénitude de sérénité enfin conquise, ou la troisième symphonie de Roussel, avec ses houles éclatantes qui vous enveloppaient impérieusement jusqu’à l’explosion (il voyait, en tâchant d’être aussi discret que possible, comme elle suivait somatiquement ces grands mouvements de vagues auxquels elle s’abandonnait, épuisée, une fois atteinte l’apogée des lames en turbulence, comme s’il s’agissait d’un orgasme), ou enfin la Sinfonietta de Janacèk, dont elle ne pouvait entendre le début que debout, presque au garde-à-vous, comme les cuivres au fond de l’orchestre – la musique la bouleversait dans une mesure difficile à évaluer, mais il la sentait vibrer presque jusqu’à la douleur, les larmes coulant parfois, rares, exilées, se contentant de sécher au creux de la joue sans vouloir glisser jusqu’an bas.

          Et puis il l’admirait pour tout ce qu’elle avait écrit, pour la manière dont elle l’avait écrit. Il admirait avec la ferveur d’un lecteur à jamais accro à son écriture son instinct de faire apparaître la vie dès qu’elle prenait la plume. Cette vie de ses personnages, elle vous enveloppait insidieusement, elle vous ligotait sans aucune chance de vous désengager, vous étiez entré dans l’histoire malgré vous, vous en faisiez partie, et tout ce que ces hommes et ces femmes ressentaient vous le ressentiez, cela venait du fond de vos souvenirs personnels, c’étaient vos émotions à vous qui se trouvaient transcrites, vous ne pouviez le nier, vous recommenciez à souffrir à espérer à aimer, et cela vous torturait dans la douceur d’une épreuve par personne interposée, pas question pour vous d’abandonner la lecture, vous étiez pieds et poings liés plongé au milieu des personnages, leurs sentiments étaient les vôtres, vous ne lâchiez pas le livre avant d’être allé au bout du récit où le plus souvent vous quittiez la vie, vous mouriez dans les affres de l’obscurcissement progressif de la lumière, vous mouriez avec eux.

          C’était là une conception du roman qui avait fait partout ses preuves. L’engouement des lecteurs nouveaux employait toujours les mêmes termes, cette manière dont la vie débordait les pages pour vous envelopper vous englober vous entraîner. Elle était heureuse, il le savait, quand on lui faisait part d’une découverte émerveillée de ses récits, et lui était heureux pour elle de ces satisfactions sporadiques qui ne pouvaient en aucun cas remplacer les succès étonnants des romans de gare ayant à présent conquis droit de cité en littérature, mais dont sa philosophie à elle se contentait, étayée sur une foi absolue en une survie inévitable de son œuvre, dont elle ne serait plus là pour jouir mais dont elle croyait l’avènement imparable, ne fût-ce que parce que tout le reste ou presque était si médiocre. Il était fatal qu’on dût quelque jour s’apercevoir de tout ce qu’elle avait apporté à la littérature. Et lui était vigoureusement de cet avis, même si pour rien au monde il n’eût souhaité avoir le don d’écrire comme elle. C’est à autre chose qu’il pensait, et depuis longtemps, et cette obsession de devoir s’aventurer sur le terrain, en emplissant son horizon mental, contrariait justement tout ce qu’il avait accumulé de réflexion et de tentatives dans sa direction à lui, sur son territoire à lui, dans l’espoir de voir se confirmer vite, très vite, ce qu’il pourrait revendiquer comme à lui et à nul autre.

          Elle n’en était plus là, et sans doute depuis le début avait-elle senti qu’elle écrirait comme elle et nul autre. C’était ce qu’on ressentait tout de suite quand on abordait une page d’elle – un choc : personne n’avait écrit du roman de cette manière, autoritaire et aisée, naturelle et impavide. On reconnaissait sa griffe dès les premières lignes et on ne savait pas trop à quoi ça tenait, mais on savait que c’était d’elle, que personne n’écrirait comme elle. Elle lui avait raconté avec amusement qu’elle avait envoyé à lire, anonymement, au comité de lecture de Fr3 Lyon un texte dramatique, elle ne se rappelait même plus lequel, dont on avait d’emblée découvert l’auteur tant c’était sa marque, son style, son ton.  Et aussi, mais avec un peu plus d’âpreté, la récidive pour un prix régional du roman d’amour ouvert à tous (elle insistait bien : ouvert à tous) : un membre du jury, auteur ami ( ?) aux motivations obscures, avait dénié à son texte d’être choisi  sous prétexte qu’il reconnaissait sa plume d’auteur consacré par ailleurs, donc non admissible comme concurrent. Que des connaisseurs en tons littéraires (du moins pouvait-on espérer que l’étaient bel et bien les membres des jurys ou comités de lecture) s’y retrouvent sans peine, c’était attendu. Où la chose devenait plus merveilleuse parce que ressortissant aux zones instinctives de perception et d’émotion, c’était lorsque le lecteur Lambda faisait chorus, devinant dans sa naïveté que la page lue et dévorée était signée d’elle, il le reconnaissait parce qu’elle débordait de vie et d’empathie.

          Donc ce serait la voix de Laure qui devrait de nouveau se faire entendre, et sans doute pour la dernière fois, donc au mieux, dans son mieux. Il fallait en conséquence envisager un récital, tout en nuance et tout en force, avec des citations – certaines peut-être incontournables – et des morceaux de bravoure, avec des murmures et des chuchotis, avec des éclats claironnants comme ce dont elle était parfois capable, modulés, percutants, inimitables. Et il savait lui Vuk qu’elle n’aurait pas besoin de répétitions pour déchiffrer une partition pleine d’embûches, il suffirait de la mettre en voix, elle partirait toute seule, ce serait à peine si elle regarderait son texte. Dans quelque tonalité qu’il fût, elle serait d’attaque, prête, heureuse, enjouée. Bien lancée, d’ailleurs sans besoin de la moindre partition, mais bien sûr,  quelle erreur ! Il avait envisagé cette attitude du prêt-à-partir avec ensemble choral, mais elle n’avait jamais besoin de se conformer à l’accompagnement du chœur, elle chantait cela suffisait, le reste s’accommodait tout seul d’elle, de son phrasé, de ses vocalises. Oh ce serait sa voix qu’on entendrait, dans son mieux, et sans la moindre réserve. On la verrait à l’œuvre, en même temps qu’on l’entendrait.

          Le problème qui restait – et cela ne tourmentait pas qu’elle, il fallait bien le noter : lui aussi s’en faisait souci encore plus qu’elle puisque ça conditionnait le démarrage de tous ces chants et chantonnements, et qui était-ce donc qui avait commis l’imprudence d’annoncer un programme sans que la moindre petite prémisse eût encore été proposée, sans que le moindre frémissement d’idée se fût manifesté, si discrètement que ce fût ? – oui, le problème qui restait c’était de repérer ce qui pourrait faire déclic. Oui, ce geste du chef d’orchestre ou du chef de chœur, d’abord réclamer que tous les yeux soient fixés sur lui, captés par son regard  pour un dernier échange, complice et concentré bien que recommandant le calme vainqueur de la confiance en soi, en même temps tenir le temps suspendu quelques secondes juste avant  le départ, enfin ordonner ce départ, peut-être tonitruant, incisif, toutes voix déployées ensemble avec la même force, ou peut-être à peine audible, juste un son qui allait se renforcer après avoir été filé en une longue tenue murmurée déroulée en volutes puis se noyant dans le chœur enfin mis en branle à son tour – ce geste du chef de chœur allait davantage, une fois déclenché, suivre l’allure imposée par la soliste que la commander ou même l’inciter aux pauses ou reprises : la soliste ferait ce qu’elle voudrait, comme elle le voudrait, quand elle le voudrait. Il suffisait qu’elle commençât. Et même si elle décidait de partir toute seule, à l’improviste, sans savoir si autour d’elle on était prêt, on ne pourrait que la suivre, un peu paniqué de devoir lui faire faute en cas de besoin. Encore, là aussi, faudrait-il avoir fait ce geste, même si on en restait à l’ébauche : le coup de cymbales qui signe le moment du lâcher de ballons, le « Partez ! » de la course en sac rugi dans un mégaphone, la sirène du début de la minute de silence pour le recueillement, le coup de sifflet pour l’ébranlement du train une fois le claquement des portes dûment terminé. Oh n’importe lequel de ces ordres auxquels nul ne résiste, pourvu que ça déclenche quelque chose…

 

 

 

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                          

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9 avril 2020 4 09 /04 /avril /2020 10:58

 

 

QUALITE DE LA PAROLE

 

            On est bien obligé de constater, disent à regret les divers commentateurs de l'actualité brûlante (mais à propos, que vient donc faire cette invasion ferme et décidée de TF1 sur le territoire de LCI? que veut dire cette implantation des Jacques Legros ou Gilles Bouleau dans le territoire des informations? comme s'il y avait besoin de cette concrétisation à l'usage des malvoyants, sourds et malentendants jusqu'à présent mal informés de la coloration politique unique partagée par les deux chaînes depuis qu'elles coexistent! Une bonne droite classique bien à droite, bourgeoise, plus provinciale ici plus parisienne là mais pareillement rebroussée de poil et de plume devant la simple mention de la gauche : il y a bien longtemps que cette géméllité était l'évidence même)  de constater, donc, que le partage fraternel et régulier de la parole entre le Big Boss et son Second-qui-gouverne est préjudiciable à la divinité du patron. On a tendance à se tourner vers le Second-qui-gouverne pour connaître les décisions et consignes qui devraient émaner du Big Boss seul, c'est vrai qu'on a un peu pris l'habitude de ne plus guère écouter le Big Boss quand il ne fait que confirmer ce qui vient d'être dit... Mais précisément on nous laisse entendre qu'il y aura une harangue lundi, du Boss lui-même, et pour qu'on soit bien sûr que tous l'écouteront (lui qui n'a jamais écouté les autres parce qu'il n'écoute que lui) on lui réservera quelques nouveautés, par exemple l'effet du Covid-19 sur la peau : lui confier le soin de publier à son peuple l'amorce d'un soupçon de découverte médicale va sans aucun doute redonner à sa parole la sacralité indispensable. Et du coup les  vaches seront mieux gardées, ça se verra tout de suite.

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8 avril 2020 3 08 /04 /avril /2020 11:51

COMPTE RENDU OFFICIEL QUOTIDIEN

 

          Les chiffres sont de plus en plus inquiétants. Je consulte surtout ceux des décès, qui croissent de jour en jour : nous approchons les 1.000 en 24 heures, nous avons dépassé la barre des 10.000 morts aujourd'hui. Le total des morts de la planète dépasse l'imagination : allergique aux chiffres comme je le suis, je ne me le rappelle même plus, mais je crois que le nombre des contaminés correspond à la moitié de la population du globe. Les décès des personnes âgées, mais aussi des hospitalisés sans espoir au terme de leur coma donnent lieu à des chagrins sans nom, puisqu'ils ne peuvent s'accompagner des derniers contacts, des dernières tendresses : on  frissonne même quand on pense au dernier voyage, des cercueils en série, pas de familles autorisées, pas de cérémonies, la négation absolue de la personnalité au profit de l'anonymat de la dépouille à faire disparaître... Et constater que le nombre des morts croît régulièrement, alors qu'on nous avait amenés à attendre, sinon une diminution des chiffres, du moins un plateau correspondant à un théorique essoufflement du virus..…Les incertitudes des autorités  médicales,  dans leurs commentaires ou dans leurs annonces, rappellent tristement les incertitudes et les erreurs qui ont depuis l'arrivée du présent quinquennat justifié les ordres, contre-ordres, rétropédalages et merdier complet d'une gouvernance d'amateurs, et cela n'a rien de rassurant pour les confinés, même si, histoire de leur faire prendre patience, on leur parle déjà des méthodes de déconfinement, comme s'il y avait quelqu'un pour y croire!

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7 avril 2020 2 07 /04 /avril /2020 15:19

FETE DU LIVRE A AUTUN

 

          Une aimable et généreuse tradition, depuis plus de vingt ans, amène "Lire en Pays Autunois" à concrétiser les efforts sur douze mois d'une admirable équipe de bénévoles en l'organisation brillante du Salon du Livre du week-end des Rameaux. Chaque année pendant deux jours les auteurs invités peuvent apprécier la chaleureuse ambiance d'un salon bon enfant qui, bien qu'ayant ses visiteurs parisiens (attitrés ou nouveaux), fonctionne comme une affaire de famille cordiale et colorée : les écrivains sont chouchoutés, accueillis à coeur ouvert, mitonnés aux petits oignons, fêtés, repus... Je n'ai jamais perdu une occasion d'en parler avec flamme, je crois n'en avoir manqué que deux ou trois, je suis d'une fidélité exemplaire - et la doyenne, donc!  Justement ce devrait être le 4 avril que le Salon d'Autun ouvrirait ses portes, mais la chicoungougnia à la mode cette année a imposé le confinement et, donc, supprimé cette manifestation culturelle (Bouclez-la, les romanciers, place aux autorités sanitaires des grandes épidémies ravageuses...). Pour honorer Autun, j'avais ces derniers temps offert la sortie de plusieurs titres "spécial Autun", révélés à l'ouverture et pas avant. Italie, Italies...en 2015, Opération Croque-monsieur en 2016, La Parole est d'Argent  en 2017, La Thébaïde en 2018, un petit roman pour changer de toutes ces nouvelles.... Et cette année 2020 (la dernière, peut-être? il faut tout prévoir!) je m'étais appliquée à fournir les éléments d'un gros cadeau : la révélation annoncée à mi-mot dans plusieurs blogs cachottiers, sans doute cousus de fil blanc pour ne pas paraître trop insolubles, qu'un dernier roman allait sortir de presses pur jus de raisin. Il est sorti pour ce 4 avril! (une espèce d'exploit, quand on y pense...). J'ai gagné mon pari... A bientôt pour en savoir plus.

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6 avril 2020 1 06 /04 /avril /2020 19:06

DATATION

 

          Je vous reconnais le droit de m'accuser de faire du temps,  et surtout de la date, une chose élastique, compressible et sans grande importance pour situer le déroulement de mes blogs : si plein de sens que soit votre jugement, le blâme ne m'en atteindrait pas le moins du monde. Mes rapports avec la durée et l'enchaînement des heures sont en effets sans acrimonie, il y a longtemps que j'ai acquis un passeport pour une liberté de calcul qui ne rejoint que fort mal la pratique généralement adoptée par autrui. C'est pourquoi la numérotation de mes blogs pèche parfois par excès de zèle et parfois par de languissantes approches. Mais au fond, l'essentiel est que vous ne vous en formalisiez pas trop : vous prenez quand ça arrive, s'il y a un petit décalage entre l'actu brûlante et mes considérations (plutôt caustiques d'ailleurs, vous le savez d'expérience,  mes belins-belines), c'est que, comme les carabiniers, j'ai eu du retard à l'allumage, ou alors qu'il m'a fallu du temps pour réagir... Je compte aveuglément sur votre indulgence pour rétablir les choses dans leur ordre ou leur désordre : c'est pourquoi je vous parlerai demain du 4 avril parce que c'est une date qui me plaît. On sera le 7,  mais le 4 continuera à me plaire.

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6 avril 2020 1 06 /04 /avril /2020 16:06

MEDIOCRITE DU COMPORTEMENT

 

          On est parfois consterné (devant les basiques de la nature humaine) et indigné (devant leur amoralité). Il a été établi que le confinement allait réduire l'étendue de la contamination et permettre sous quinzaine ou trois semaines de vérifier certains paramètres. Les irréductibles ou les étourdis ayant été châtiés via le porte-monnaie, on pouvait croire l'affaire réglée. Mais non! Il suffit d'un  rayon de soleil, d'une fraîcheur de lilas dans l'air, et voilà tout le monde (ou presque : heureusement il y a des gens conscients des enjeux qui se résignent à un confinement indispensable) de nouveau par les rues, les parcs, les avenues, comme si de rien n'était. Cette obstination égoïste et bornée à enfreindre les consignes a toutes chances de fausser les statistiques attendues, au terme de ce temps de contrainte sur lequel tous les scientifiques sont d'accord, à défaut du reste. Et elle s'affirme comme une désinvolture dont il n'est pas l'heure : en plein contexte de guerre, les objecteurs de conscience qui ne participent pas aux tueries se dévouent jusqu'à la mort pour soigner ou aider à mourir, ils oeuvrent dans l'humilité, souvent mal jugés, avec un héroïsme sans panache mais d'aussi bon aloi que certaines forfanteries de pleine lumière. Qu'à la fois on ne comprenne pas et qu'on se moque totalement des résultats de son comportement sur les autres, voilà qui relève et de la débilité mentale et d'un égocentrisme condamnable : tristement vérifié chaque jour, cela ne contribue pas à faire de la nature humaine un modèle à suivre.

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