LAURE A L'ŒUVRE, Chapitr
vendredi 24 avril
Elle n’avait pas besoin de parler de ce qui la hantait en permanence. Bien sûr, Vuk était non seulement au courant, mais aux petits soins, attentif à susciter son optimisme, à alléger son humeur, à lui changer les idées, oh il possédait pour ça un instinct frémissant, sans aucun doute fondé sur l’attachement qu’il avait pour elle et, aussi, sur le remords vague qu’il ressentait sans vouloir le montrer à l’avoir derechef lancée sur une piste qu’elle avait souhaité ignorer à jamais, il savait exactement quand il fallait se montrer et lui parler ou disparaître et sembler s’affairer d’autre part, comme s’il avait de son côté de grands sujets de préoccupation qu’il ne souhaitait partager avec personne, il avait tout le tact, toute la délicatesse qu’il fallait et c’était certes un soulagement de ne pas avoir à converser lorsqu’elle broyait du noir en se triturant le cerveau, toutefois cela ne changeait rien de rien au problème qui restait intact, de quelque côté qu’elle essayât de l’aborder ni par quel biais.
Quel prétexte faudrait-il trouver, quelle structure découvrir sur laquelle accrocher une logique de présentation d’un matériau qu’elle savait récolter à volonté sans aucune peine ? Il ne s’agissait plus d’ébaucher une histoire, d’emmancher un récit dont le déroulement se ferait sans la moindre difficulté, dans l’aisance de l’élaboration, dans l’onctuosité du développement. Elle sentait tant de choses couler de source pour se rassembler en elle comme en une vasque qui déborderait en douceur, en beauté, un Pammukkale personnel, les Mammoth Springs de poche… Elle pensait à cette alexandrinite, comme elle l’avait baptisée, qui se manifestait lorsque, la journée s’étant écoulée sans qu’elle eût eu le temps ou la fantaisie de faire son blog, elle renonçait à traiter le moindre sujet de réflexion et s’abandonnait à la manie relaxante de composer en guise de salut vespéral à ses habitués une petite suite en vers rimés dont les rythmes faciles l’apaisaient tout en ne développant pas d’autre idée que « Je n’ai pas d’idée ce soir, mes belins-belines, je vous envoie donc ce petit compliment en vers de mirliton, à demain ». Elle connaissait le recours à tous les tons, à tous les genres, à tous les styles – en plus, naturellement, de celui qui portait sa marque et qui se manifestait dans les grands élans jaillis. Oui, elle maîtrisait tout cet arsenal, l’élaboré et l’instinctif, ce n’était pas ça le problème qui la ravageait.
Et elle ne pouvait pas dire non plus qu’elle était à court d’imagination, qu’elle n’avait jamais su inventer des histoires lorsqu’elles ne les trouvait pas dans ses données familiales. D’ailleurs, même celles-ci avaient eu besoin d’un bon coup de pouce : ce n’était pas les rares indications que lui avait fournies sa mère (et il avait fallu le prétexte de relever pour mémoire documentaire les détails de sa vie de petite fille, dernière décennie du dix-neuvième, vie de province, milieu pauvre et ouvert des artisans de l’argile, pour extraire de ses réticences les strictes allusions au quotidien fruste et frugal, au décor de la vie tout juste au-dessus de la médiocrité) qui avaient permis d’étoffer la saga de la Saône-et-Loire dont toutes les racines s’étalaient entre Bourg et Cluny, Mâcon et Chalon : son imagination s’en était donné à cœur joie, elle avait retracé les fils d’intrigue, reconstitué les conflits ou les phases de sérénité, réinventé les personnages et les passions. Toujours sur un mot qu’on dit, un mot qu’on ne dit pas – elle ne saluait même plus Marivaux au passage à force d’utiliser un vocabulaire devenu le sien. Elle avait connu la pleine jouissance intellectuelle alors, précisément à refaire le passé des membres de sa famille à partir de ce qu’elle savait et de tout ce qu’elle ne savait pas, il s’agissait de deviner, de déduire, de rapprocher, de supposer, oh ç’avait été un jeu ineffable, et c’était bien vrai que si cette élaboration délectable lui était encore offerte, elle ne regretterait pas de s’être laissé forcer la main, mais justement c’était là que résidait le problème.
Autant, à partir de ce qu’elle savait vrai, elle se sentait forte et même superbement forte pour imaginer sans jamais quitter le terrain de l’authentique, du vivant, du vécu, autant cette fois-ci elle ne sentait aucune motivation pour la pousser dans cette voie de l’abondance d’idées, de la profusion des sentiments, du ressenti opulent des émotions. Et qu’on ne vienne surtout pas lui dire qu’elle ne sentait pas son point de départ, qu’il ne lui était ni proche ni bien connu, puisqu’elle allait se concentrer sur elle, sur sa vie, sur ses pompes et ses œuvres, comme elle disait toujours. Mais, en fait, autant c’était enivrant de recréer la mentalité d’un personnage aux antipodes du sien propre – sexe, âge, métier, époque, contexte culturel ou social, philosophie, façon de vivre – lorsqu’il lui fallait reconstituer le biotope dans lequel le faire évoluer, travailler, souffrir, aimer, mourir, autant cela coinçait dès qu’il ne s’agissait plus de refaire à l’authentique (comme on le disait des villes d’Allemagne qui avaient été rasées par la dernière guerre et qui avaient été scrupuleusement rebâties, matériaux, décoration, couleurs, style, par rues entières, pour permettre une promenade enchanteresse entre des façades reconstituées plus vraies que nature) mais bien de copier, tout simplement, de répéter à partir de soi, de sélectionner le vrai pour le reproduire – et, là, ça coinçait horriblement. Où était le fun ? diraient les Canadiens du Québec…
Si elle avait aimé s’observer – miroir, microscope, introspection assidue et méthodique – elle aurait tenu son journal, oui, au jour le jour, histoire d’enregistrer les plus menues variations de la pensée ou du sentiment (et là elle revoyait ce coin du Crédit lyonnais devant lequel elle ne passait jamais dans son enfance sans emprunter les trois ou quatre marches qui faisaient accéder à un vaste palier d’entrée où elle allait dire bonjour au baromètre : dans une vitrine un rouleau de papier millimétré tournait sur son axe de manière imperceptible, mais un bras d’acier muni d’une pointe écrivassière laissait une trace d’encre dont on pouvait contempler le parcours en repassant un peu plus tard – que voulaient bien dire ces minces graphismes élégants et mystérieux ? Les hommes avaient l’air de s’y connaître, parfois l’un d’eux tapait délicatement de l’index sur la vitre protectrice pour voir si l’oscillation ainsi déclenchée allait dans un sens révélateur, elle pour sa part n’avait jamais rien compris à la chose mais elle se faisait scrupule d’aller saluer le phénomène qui ne s’arrêtait ni jour ni nuit, peut-être comme ailleurs les petites filles faisaient leur signe de croix devant une niche sainte où on déposait des bouquets de fleurs des champs). Un journal au jour le jour, ç’aurait été de la copie, de la photographie plus ou moins maladroite de soi, sans grande garantie de véracité en outre car à peine perçu un point risquait de se gauchir, de s’amplifier, de se bonifier aussi, ce qui faussait la rectitude de la reproduction.
Et puis cette investigation permanente du moi n’avait de sens qu’au moment de l’adolescence, quand on découvre ses capacités à aimer, à souffrir, à jalouser, à désespérer – une fois adulte, la pratique de cette analyse relevait de l’égocentrisme, Moi le matin Moi à midi Moi le soir, et bien sûr encore Moi la nuit, genre Julien Green ah l’horreur. Non, pour elle l’écriture d’un journal ne pouvait être que le lâcher de vapeur, la soupape de sécurité qui empêcherait le moi d’étouffer à ne pouvoir dire ce qui le bouleversait. Une suite de cris d’indignation, de prêches à la révolte si besoin, fût-ce seulement en théorie et par recours au soulagement physique du gueuloir tourné vers le public, comme un museau de loup se dressait vers le ciel quand il criait aux étoiles sa faim et sa désolation. Son Journal 1993-1999, quoi…. Son Journal au Laser, parfois même appelé Journal au Napalm pour mieux faire saisir dès le premier contact la disposition qu’elle entretenait avec la société et la tendresse qu’il faudrait en attendre pour dénoncer ses vices et ses turpitudes. La Dent dure, quoi – qui ne laissait rien attaché sur l’os et même attaquait le périoste. Cette forme-là de journal, oui, aucune autre.
De toute façon, elle n’utilisait pas un miroir : quand elle se lavait le visage elle fermait les yeux. C’était la seule parade qu’elle avait trouvée contre la désolation d’avoir les traits qu’elle avait hérités à la naissance – et c’était bien vrai qu’ils pouvaient être pires, mais elle ne s’en était accommodée que par la résignation. Et très vite, dès qu’avait commencé à disparaître sur ce visage le dernier embryon de jeunesse – éclat de la peau, douceur des paupières, clarté du regard – sans attendre l’arrivée des rides en bataillon serré qui occupait toutes les places fortes à la fois, elle avait cessé de donner le discret coup de pouce au maquillage léger qui avait accompagné ses années de la période universitaire, quand elle ressentait presque comme un devoir d’aider la bonne volonté qui tentait encore de se montrer présentable par un peu de jardinage redonnant les couleurs de l’existence à un faciès non encore trop dépouillé de sa fraîcheur. On pouvait arrêter un maquillage, on ne pouvait pas aussi strictement agir sur la vie intérieure telle qu’on la captait, et s’obstiner à la pister, à la délimiter, à la définir entraînait une addiction dommageable, pour l’humeur et pour l’équilibre.
Et si elle n’avait jamais opté pour la forme de journal narcissique qui tentait les écrivains mûrissants peut-être en perte de vitesse, ou qui occupaient ainsi leur temps libre en attendant de voir revenir l’inspiration qui les porterait au Goncourt, c’était bien que son histoire personnelle ne l’intéressait pas vraiment, ne l’avait jamais intéressée. Ce qu’elle avait regroupé sur les années d’Occupation, sur les heurs et malheurs de sa famille – en leur opposant l’esprit d’aventure qui avait possédé les ancêtres de Rémi au point de leur faire traverser l’Atlantique dans des conditions effroyables pour s’enraciner au Nouveau Monde – ne la concernait guère que parce que son itinéraire d’adolescente frustrée par la guerre permettait un grand panorama d’histoire où pouvaient s’exposer et se brasser les considérations les plus variées et les plus intenses sur la philosophie des événements ou les comportements de masse des humains. Ce qui n’interdisait absolument pas la faculté passionnante de se glisser dans le tissu d’un récit étranger à vous, pour le truffer d’échos et de souvenirs personnels, de notions sensuelles sur les contacts avec les êtres ou le monde, en faisant bénéficier ce récit de tout un travail de la mémoire qui transposait si aisément ses images et ses sensations pour se greffer sur un support auquel elle prêtait vie et pulsations. Non, cette médiocrité d’intérêt pour soi n’empêchait pas la résurgence de la vie intérieure et des émotions de toute sorte, ni leur transplantation en terreau nouveau – au contraire, c’était là le jeu enivrant des échanges, cette canalisation des palpitations éprouvées personnellement puis ce déversement insidieux, secret, cette infiltration, cette osmose par laquelle s’affirmait une renaissance en territoire nouveau. En territoire conquis.
'(à suivre)e S
Elle avait déjà amplement raconté ce qu’il fallait de sa vie propre – ce qu’il en fallait, oui, pour donner un écho vrai de la tonalité de la période afin de la pérenniser pour ceux qui ne l’avaient pas vécue, et tout autant pour ceux qui l’avaient vécue et se complaisaient à en retrouver l’amère atmosphère. Ce Miel de l’Aube avait ravi deux générations de lecteurs, ceux de sa génération retrouvant à ces années quelque douceur maintenant que le pire en était passé et qu’il ne restait que le souvenir, ceux de la génération suivante qui n’en avaient connu que les récits de leurs parents et qui appréciaient de retrouver sous une plume d’écrivain que l’évocation de ces années de guerre par une adolescente qui les avait traversées était faite dans le scrupule et l’émotion. Et puis il y avait aussi eu sa biographie, après les dix-huit ans qui à la Libération marquaient la fin des confidences autobiographiques, cette biographie à la fois intelligente et attentive que Jerry avait composée en vivant ses six mois de congé sabbatique auprès d’elle et de Rémi, collationnant les anecdotes, les dates, les confidences des anciens de Saint-Etienne rencontrés sur place au cours de réunions chaleureuses et ensoleillées. Là encore, ce n’était pas elle, au fond, dont on déroulait l’histoire (toute simple, en vérité, sans zones obscures ni mal connues). C’était la carrière universitaire, le soleil et l’ombre, les rapports merveilleux avec les étudiants, les rares amitiés avec un ou deux collègues, la méchanceté, l’hypocrisie, la veulerie des autres rendant semaine après semaine la vie difficile – les résultats brandis parce qu’ils étaient retentissants, la sympathie des étudiants, leur fidélité, leur estime (il y avait même eu des étudiantes qui ne suivaient pas ses cours mais qui étaient venues lui exposer des problèmes personnels dans l’espoir qu’elle les conseillerait avec son cœur et son humanité, c’était ce que leur avaient garanti des habitués de ses cours et de sa manière d’être avec eux et dans la vie : elle avait recueilli ce jugement comme un titre de gloire secret, comme le plus glorifiant des diplômes). La biographie donnait tous les détails sur sa cote aux Etats-Unis, sur la revue annuelle qui portait son nom, les Studies on Lucette Desvignes, sur son quotidien à la maison avec Rémi et les chats, sur le succès de son théâtre à Newark et à Columbus. Et elle avait aimé le titre sur lequel biographe et éditeur s’étaient mis d’accord pour la publication, Lucette Desvignes sur le Chemin de la Vendange, lequel indiquait bien qu’elle représentait les vendanges tardives, ne récoltant que sur le dernier versant de sa vie ce qu’elle avait semé durant toute son existence.
Parler d’elle de la sorte lui convenait, soit qu’on fît appel à elle pour raconter une anecdote de cette phase universitaire ou donner son avis sur les programmes de Licence ou d’Agrégation, soit tout aussi bien si elle apparaissait à travers les jugements d’autrui. De toute manière c’était son biotope qui se trouvait sur la sellette, c’était à cause de lui qu’elle se jugeait digne d’être citée, mentionnée, observée. Toute la vie comme ça, oui, juste le fil déroulé pour tenir ensemble les paliers, les degrés,les grands tronçons. Afin que les décors puissent changer, évoluer au gré des ans, resurgir ou rester cois, se faisant invisibles dès qu’on n’avait plus besoin d’eux…Elle avec Rémi, elle dans l’Université, elle avec ses chats, elle et les voyages, elle et la thèse (on ne pouvait retrancher ces douze ans de concentration de son corpus, elle en sortirait mutilée, infirme, estropiée) - elle et l’antinucléaire, elle et l’esclavage, elle et l’injustice : à chaque fois il fallait mettre l’accent sur le deuxième terme, elle n’étant là que comme indication géographique, pour circonscrire un champ d’examen. Elle et la peinture, elle et la musique. Elle et la littérature, bou diou, elle et l’écriture….
Alors oui, peut-être pourrait-elle se mettre en scène dans ces conditions. Qu’à propos d’elle, qu’à cause d’elle, on pût parler largement d’autre chose – mais toujours quelque chose qui lui tenait à cœur, quelque chose où elle se reconnaissait. Ne pas centrer le déroulement du texte sur l’histoire de sa vie dont elle avait déjà à peu près tout dit ce qui méritait d’être dit. Encore moins sur elle et l’évolution de son caractère avec les ans – mais plus volontiers l’affermissement de ses idées, toujours plus nettes, plus solides, plus amples et plus subtiles dans leur appréhension du monde. Et pas besoin de chronologie, ni de docilité à l’écoulement des ans : prendre les choses comme elles venaient, comme elles viendraient, par l’enchaînement des pensées l’une à l’autre, sans craindre d’enjamber, de s’arrêter pour revenir sur ses pas, de sauter de grands pans de vérité pour leur donner plus d’éclat et de force à un autre moment et dans de meilleurs à propos. Et pas besoin d’aventures nouvelles, de rencontres entraînant une intervention de l’imagination, une émergence d’autres personnages – ce n’était pas dans cette direction qu’il fallait chercher.
Et pas non plus du côté du suspense, à faire haleter le lecteur prisonnier dans une bulle d’angoisse jusqu’au moment où crevait la bulle – bulle d’angoisse, bulle d’attente, bulle d’inquiétude, bulle de curiosité… Tout cela à remiser sur le rayon des accessoires sans emploi cette fois-ci. Pas de suspense, indispensable en d’autres lieux, hors de question ici. Elle se rappela que même dans La Maison sans volets, où règnent le malaise et le mystère pour enrober les coups de théâtre, elle n’avait pas une fois employé le mot « soudain », qu’elle jugeait un artifice indigne d’une bonne plume. La peur, tout comme le travail obstiné du cerveau sur une enquête, doit sourdre du texte, s’infiltrer en le lecteur sans le besoin des trucs dont les feuilletons usent et abusent. Pourquoi d’ailleurs la peur devrait-elle entrer en scène dans ce projet encore si flou ? Pas besoin de peur plus que de suspense, les plages d’intérêt se succédant s’enchaînant découlant l’une de l’autre soit par déroulement logique, soit par caprice, pourquoi non ? Une fantaisie à bâtons rompus, des entretiens (même sagement canalisés dans leur développement : il y avait tout un travail qui se faisait sans se montrer, elle-même en était souvent bien inconsciente mais elle constatait qu’il avait eu lieu dans l’arrangement secret des hiérarchies et des notations, c’était peut-être un truc à elle, une faculté qu’elle possédait, qu’elle tenait des dieux, comme le premier vers qu’ils lui envoyaient de temps à autre, histoire de lui donner le coup de pouce au bon moment). Et avec des sujets variés, des tonalités en contraste et même se heurtant pour empêcher l’écoulement des phrases d’être lisse, car les aspérités du parcours n’empêchaient en rien le plaisir du texte…
On pouvait fort bien abandonner l’idée de cet axe de narration sur lequel rattacher des épisodes et des développements comme on décorerait un arbre de Noël, lequel, juste réduit à ses aiguilles, ne signifierait rien à la fin de décembre, même si elle avait toujours trouvé pour sa part que la saine et envoûtante odeur de la résine qui émanait de chaque rameau valait bien les décorations multicolores de la tradition. Cet axe de narration, qui lui avait paru indispensable jusqu’alors, elle pourrait s’en passer, passer à un autre type de récit, plus lâche, plus désinvolte. Peu à peu l’idée de cette quête dans laquelle elle s’était embourbée depuis quelques jours, avec une désolation qui avait pris la place de l’inquiétude et la ravageait tel un sentiment d’impuissance, lui apparaissait comme une erreur, une fausse manoeuvre, presque une aberration. Ce n’était pas une histoire qu’elle allait raconter, qu’elle avait à livrer puisqu’on l’y contraignait par les arguments à la fois les plus contestables et les plus convaincants. Elle n’avait plus d’histoire en réserve, elle n’en avait pas trouvé en se creusant l’imagination – mais c’était sans doute déjà qu’elle ne trouvait plus d’intérêt à une histoire faite pour être narrée, au fond c’était vrai, elle n’avait guère été motivée malgré les apparences. Pourquoi une histoire, encore une, une de plus ? Elle avait prouvé qu’elle savait les raconter, les histoires, et qu’on s’y accrochait, et qu’on y croyait, et qu’on palpitait avec les personnages. Bon. Elle avait passé tous les examens avec succès, inutile de récidiver. Elle n’avait pas envie d’écrire une histoire, même si elle s’enflammait à la pensée d’écrire de nouveau – elle avait dépassé le niveau des histoires, elle en était à présent au niveau des bilans.
C’était l’évidence même. Tout ce qu’elle avait déjà commencé à écrire, juste parce que la démangeaison avait été irrésistible et non parce qu’elle souhaitait encore se lancer dans une grande aventure comme l’était chaque nouvelle œuvre, c’était bien comme un bilan, une évaluation de ce qu’elle avait fait et dit et produit et semé, un aperçu, aussi, de ce qu’elle avait accumulé comme connaissance, comme culture, comme fonctionnement sans heurt de sa mémoire et de son imagination. En somme, un aperçu de son énergie, de sa force – elle se rappelait ce que Jean-Philippe Lecat, ancien ministre de la Culture et de la Communication, avait dit à Rémi dans l’ascenseur qui les montait chez Drouant, à l’étage du salon bleu des Goncourt, pour la réception organisée à l’occasion du Prix Roland-Dorgelès, qui avait été dévolu à ses Nœuds d’Argile : « Elle a une force, une puissance ! C’est un événement littéraire… » (pourquoi ne se rappelait-elle pas ce jugement plus souvent ? remède majeur contre la déprime surtout si elle l’entendait répété par la voix de Rémi, qui le lui avait le soir révélé après la fête avec l’émotion adéquate, voix chevrotante et larmes dans les yeux…). Oui, un bilan, une moisson avec ses glanes, une opulence à laquelle ne messiérait pas un peu de désordre organique. A bâtons rompus : elle avait déjà utilisé le terme peu avant, cela disait bien ce qu’elle avait dans l’idée. Du décousu, même, pourquoi pas ? Rien de construit vraiment : un bilan, ça se constate, ça se classe aussi bien sûr selon des rubriques, mais elle avait toutes les rubriques utiles, et c’était secondaire, ce classement.
Et on entendrait sa voix, sa voix de vérité, sa voix de fin de vie, de dernier parcours, fêlée peut-être par-ci par-là mais tout de même sa voix d’autorité, sa voix sans tricherie, certes non, sans l’ombre d’une tricherie. Puisqu’elle dirait la vérité, la vérité sur ce qu’on ignorait, qu’on n’avait aucune occasion de soupçonner, qu’on pourrait s’étonner de découvrir, mais qu’on serait obligé de croire parce que sa voix serait comme une espèce de serment solennel. Vous m’entendez encore puisque vous savez me lire, vous me lisez et vous savez me lire depuis longtemps, ma voix ne vous est donc pas inconnue puisque vous avez su l’entendre à travers tant de mes personnages (je pourrais tenter une liste pour vous mettre à concourir, Jeanne, Leni, Séverine, Colombe…et puis toutes les Elle non nommée de tant de nouvelles), mais oui vous m’avez déjà entendue et peut-être que vous m’avez assez entendue, mais il y en aura bien parmi vous qui voudront encore m’entendre, à ceux-ci je ne ferai pas faute, c’est décidé, cela ira comme ça pourra car je vous l’ai dit ma voix est fêlée par moments comme celle d’un jeune garçon en train de muer, mais sans espoir de palingénésie pour moi bien évidemment, toutefois puisque vous en avez l’habitude vous saurez entendre et même si vous avez un peu de mal, après tout je peux bien vous demander un petit effort.
Et elle le demanderait non seulement pour qu’on perçût toutes les intonations de sa voix, mais aussi pour qu’on ne recherchât pas comme à l’habitude un axe de narration sur lequel accrocher le déroulement d’une histoire – et auquel se raccrocher. Non, elle en avait fini avec ce must, elle naviguerait autrement cette fois-ci, puisque ce serait la dernière de toute façon elle pouvait bien s’accorder cette fantaisie. D’autant que la forme de cette fantaisie lui permettrait d’insister sur la vérité de ses dires, sur la raison d’être de ses évocations, sur l’accent à mettre sur ce qu’elle confierait en dernier ressort. Dernier ressort… à son âge l’expression n’avait rien d’encourageant, mais elle ne s’en affectait pas le moins du monde. Comme pour les chercheurs le terme d’ « Etat présent de la recherche » - sauf que pour eux cela signifiait le démarrage ou du moins la poursuite des travaux du chantier, alors que ce serait pour elle l’état définitif, la phase d’avant clôture, d’avant la retombée du rideau sur le spectacle.
Rien n’empêcherait d’ailleurs de lui conférer un peu de solennité : sans être justement tiré du côté de la prophétie, puisqu’il ne serait pas question d’avenir ni proche ni lointain mais que seuls compteraient les éléments du passé, elle pourrait les colorer des émotions qui leur conviendraient le mieux, ce serait un bilan, finalement on ne sortait pas de là, une fois qu’on s’était engagé dans cette avenue.